Par Jamel BENJEMIA
Il est des diplomaties enivrées d’elles-mêmes, qui avancent comme des processions dionysiaques, titubant entre extase et transe, gonflées de slogans tapageurs et de caméras haletantes, où une poignée de main s’exagère en miracle et où la photo, gonflée d’orgueil, prétend tenir lieu de vérité. Elles progressent dans un vacarme de cuivre, comme si l’histoire n’était qu’un corso de vanités où l’illusion, grimée, prenait la place de la grandeur. Ce qui s’ouvre avec Donald Trump tient moins d’un simple récit diplomatique que d’une tragédie, avec ses tambours qui grondent avant même que les acteurs ne paraissent.
Depuis qu’il a réinvesti la scène, le président américain multiplie les sommets comme d’autres empilent des trophées, dans un bureau ovale où l’apparence pèse plus lourd que les résultats. Après l’Alaska et sa rencontre avec Vladimir Poutine, Washington a vu défiler Volodymyr Zelensky, entouré d’une cohorte européenne de premier plan : le président français Emmanuel Macron, le chancelier allemand Friedrich Merz, le Premier ministre britannique Keir Starmer, la Cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni, le président finlandais Alexander Stubb, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et, pour compléter ce tableau, le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte. Une fresque impressionniste, ordonnée comme un «Radeau de la Méduse» diplomatique, où la mise en scène supplante sans cesse la substance.
La quête d’un trophée
Ce que cherche Trump n’est pas une paix enracinée, mais une consécration symbolique, un trophée destiné à flatter son ego et sacraliser son retour, un Nobel transformé en Oscar d’interprétation politique, censé couronner son rôle davantage que ses actes.
Dans la galerie des présidents nobélisés, Wilson avait bâti des institutions, Carter avait tissé les accords de Camp David, Obama demeure l’incarnation d’une espérance d’ouverture à la diversité. Trump s’y glisse comme un intrus chamarré, parrainé par Netanyahu, traqué par la justice pénale internationale. Mais, fidèle à son sens du récit, il se réclame de Theodore Roosevelt, dont il a emprunté le slogan «America First», plutôt que de Wilson l’internationaliste. À Roosevelt l’énergie brute et l’instinct conquérant ; à Trump l’illusion de s’inventer le rôle de l’homme providentiel qui dompte le chaos sous les feux de la rampe.
Rien de discret, rien de mesuré : sa diplomatie est logorrhéique, saturée de coups d’éclat. Plus médiatique que stratégique, plus narcissique que programmatique. Elle s’exprime par des superlatifs tonitruants, enveloppés de circonvolutions, dans ce spectacle permanent où l’histoire s’écrit en direct sur les réseaux sociaux.
Son ambition n’est pas de transformer l’ordre mondial, mais de captiver l’attention.
Il multiplie les rencontres comme on filme les épisodes d’une série télévisée. L’Alaska avec Poutine, Washington avec les Européens, demain peut-être Pékin, Téhéran ou Pyongyang. Chaque rendez-vous entretient le mythe d’une présidence planétaire, mais ne laisse derrière lui qu’un décor évanescent, où la diplomatie, tel Narcisse penché sur son reflet, s’enivre de sa propre image.
Peut-on sérieusement prétendre au Nobel quand on bombarde Téhéran sans mandat onusien, quand on intimide les juges de la Cour pénale internationale pour avoir seulement appliqué la loi, ou quand on vilipende Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies, pour avoir osé nommer le génocide à Gaza ? C’est vouloir ceindre son front de lauriers en brandissant un glaive encore rougi. L’histoire ne cède pas ses récompenses aux histrions qui confondent prestige et vertu, elle sépare toujours les parures de pacotille des pierres qui scellent la mémoire.
Pour Trump, un seul passage étroit mène au salut : Gaza. Contraindre son protégé israélien à cesser les bombardements criminels et à accepter un cessez-le-feu, voilà peut-être le seul joker qui sauverait son Nobel.
Encore faudrait-il qu’il ne donne pas l’impression de s’investir davantage dans l’Ukraine que dans la tragédie palestinienne. Détourner le regard d’un génocide pour sceller un compromis continental serait un marché de dupes : l’histoire ne pardonne pas les hiérarchies de souffrance.
Car ce prix, s’il doit signifier quelque chose, ne peut récompenser une paix factice, mais seulement une paix juste, robuste et durable pour les Palestiniens. Pour cela, une condition nécessaire et suffisante s’impose : une politique étrangère américaine affranchie de la tutelle des faucons israéliens.
Les coulisses de l’histoire
Pourtant, derrière l’assaut des caméras et l’ivresse des projecteurs, s’élabore une autre diplomatie : discrète, patiente, obstinée. L’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi en offre l’illustration. Héritière de trois millénaires de mémoire politique, elle s’attache à panser, loin des éclats médiatiques, la plaie béante de Gaza.
Le Caire cultive l’art de la médiation silencieuse. Il réunit des conciliabules à huis clos, note les avancées et s’efforce d’estomper les désaccords, en cherchant les points de convergence. Certains médias égyptiens affirment même qu’il prolonge les discussions, refusant de les clore avant qu’un accord ne se dessine. Sa diplomatie ressemble à une broderie patiente, à l’image des fresques funéraires qui ne révèlent leur éclat qu’à ceux qui savent attendre la lumière. Elle incarne ce que les Grecs nommaient le kairos, l’art de saisir l’instant propice. Jeu de miroir singulier : le Caire et Kairos, comme si la ville abritait dans son nom même la vocation de saisir le moment juste. Dans la tempête qui déchire la région, l’Égypte guette l’heure précise où son intervention peut infléchir le cours des événements, avec la constance, plus féconde que la force, et plus durable que l’éclat fugace des gesticulations.
Le vacarme et la retenue : deux logiques
Deux styles diplomatiques s’affrontent : l’exubérance trumpienne, livrée au culte de l’image, et la retenue égyptienne, inscrite dans la durée. La première croit qu’un décor peut se substituer au réel. La seconde parie sur des réseaux d’influence qui, à terme, redessinent les équilibres.
Trump, héraut de l’instantané, confond le clinquant avec la victoire, persuadé qu’une phrase jetée comme un obus ou une photo brandie comme un trophée suffisent à infléchir le cours du monde. Le général Sissi, lui, inscrit son action dans la temporalité pharaonique : une paix véritable ne se décrète pas, elle s’érige bloc après bloc, comme une pyramide défiant les siècles.
Tout est contenu dans ce contraste : le vacarme s’essouffle, la retenue s’édifie. Le bruit enivre l’instant ; le silence, lui, féconde l’avenir.
L’ombre plus forte que la lumière
Cette opposition révèle une métamorphose feutrée de l’ordre international. Nous glissons d’un monde où l’Amérique dictait sa loi par ses armes et son dollar, à un monde où d’autres puissances, moins flamboyantes mais plus patientes, sculptent leur influence dans la durée. La Chine déploie ses routes de la soie avec une constance stratégique, digne des préceptes de Sun Tzu, reliant les continents par un tissage de marchés et d’endettements. L’Inde, elle, façonne peu à peu, maille après maille, le canevas du Sud global, donnant à ses alliances l’épaisseur d’un horizon encore en gestation. Car, comme le rappelle un proverbe, peu importe la couleur du chat : ce qui compte n’est pas l’apparat, mais sa capacité à chasser. L’Égypte, dans la pénombre de ses palais, ajuste les équilibres fragiles du Proche-Orient, consciente que la paix est une architecture souterraine et non un feu d’artifice. Tous privilégient la permanence aux éclats, la lente maturation à la frénésie de l’instant.
À l’inverse, la bacchanale diplomatique de Trump illustre une Amérique qui croit encore dominer par les slogans martelés et la lumière crue des projecteurs. Elle s’accroche à la croyance que l’histoire s’écrit comme un show télévisé, que l’applaudissement d’un soir équivaut à l’empreinte d’un siècle. Mais ce tumulte n’est qu’écume : il jaillit, éclabousse, s’éteint. Et voici la leçon intemporelle : les civilisations qui parient sur le vacarme récoltent l’oubli, celles qui cultivent la patience gravent leur nom dans la pierre. Les empires qui savent persévérer dressent des temples qui défient le temps, quand ceux qui se consument dans les éclairs passagers ne laissent derrière eux que des ruines calcinées. Ainsi se joue, au-delà des chancelleries, l’éternelle dramaturgie de la puissance : la clameur disparaît comme la houle qui se brise, mais l’ombre, lente et abyssale, sculpte les siècles.
