Un nombre significatif de Tunisiens souffrent de troubles mentaux, notamment de dépression et d’anxiété. Souvent, on rencontre dans la rue de la capitale ou des grandes villes des gens (hommes et femmes) atteints de troubles mentaux, parfois majeurs, qui circulent parmi la foule, en criant et en parlant seuls, parfois en riant à gorge déployée sans raison apparente. Ces scènes sont devenues courantes chez nous. Ce ne sont ni des voyous ni des clochards ni des vagabonds non plus, mais bel et bien des personnes souffrant d’un traumatisme psychique ou d’une quelconque névrose hystérique.
On les voit chaque jour, du matin au soir, hiver comme été, faisant le va-et-vient tout le long de l’avenue Habib Bourguiba et ce, dans l’indifférence totale des piétons. Ils sont tantôt la risée de certains passants, tantôt ils inspirent la pitié et la compassion, mais ils alimentent souvent la peur, notamment chez les femmes et les enfants. L’on se demande pourquoi ce grand nombre d’individus atteints de maladies mentales ne sont pas pris en charge par les services psychiatriques.
Le nombre des malades mentaux en hausse
Par ailleurs, les psychiatres de l’Hôpital Errazi constatent qu’après 2011, le nombre de consultations a augmenté de 25%. En effet, cet hôpital a accueilli sur une période s’étendant du 15 janvier 2011 au 15 octobre 2011, 28148 nouveaux patients dont 107 souffrent de troubles psychiques en relation avec les évènements de la Révolution. Cela est sans doute relié aux déceptions et aux désillusions ressenties par une bonne part des citoyens auxquels on avait promis monts et merveilles lors de la Révolution de 2011. Sûrement, les promesses trompeuses et creuses faites par les différents gouvernements «révolutionnaires» étaient à l’origine des déprimes et des maladies mentales de bon nombre de citoyens chez nous. Dr Majda Cheour, psychiatre à l’hôpital Razi, a déclaré un jour à propos de cette situation : «La révolution a agi comme un facteur de stress énorme, renforcé par tous les changements intervenus depuis, avec la montée de l’insécurité et l’émergence du terrorisme, mais aussi avec la crise économique. On observe ainsi davantage de décompensations, de dépressions, d’états de stress post-traumatique». Ajoutons à cela la paupérisation d’une bonne couche de la société qui a souffert et souffre encore de la cherté de la vie, du taux élevé de l’inflation et de la dégradation du pouvoir d’achat. Cependant, on déplore que les soins de santé mentale ne soient pas suffisamment disponibles dans les différentes régions du pays. Seul un hôpital public spécialisé propose des soins hospitaliers et l’essentiel des soins de santé mentale sont fournis par des hôpitaux universitaires de la capitale, notamment l’hôpital Razi qui est spécialisé en psychiatrie.
La maladie mentale, encore un sujet tabou ?
Ces âmes errantes sont-elles plus nombreuses qu’avant ? Ce n’est pas difficile de le savoir, puisque leur nombre augmente chaque jour davantage, surtout durant ces dernières années, notamment après la Révolution. Si la Révolution a eu des apports substantiels, il n’en demeure pas moins vrai qu’elle a eu des effets négatifs sur la santé mentale de certaines gens. Ainsi, le nombre des personnes souffrant de troubles psychologiques est en croissance depuis janvier 2011. De tels cas se sont multipliés surtout avec la pandémie de la Covid-19 et la crise socio-économique qui s’est installée dans notre pays depuis quelques années. C’est à cause de ces évènements très marquants qu’on s’est aperçu que la santé mentale de pas mal de Tunisiens s’est dégradée.
En l’absence de chiffres officiels récents sur la santé mentale des gens en Tunisie, nous pouvons nous fier à une étude faite dans les quartiers populaires de plusieurs villes tunisiennes il y a plus d’un an par l’ONG International Alert, qui a révélé que les 18-29 ans crient leur mal-être, estimant que leur santé mentale est mauvaise, voire très mauvaise, plombés par une crise sanitaire et économique sans fin. Toujours selon la même étude, on apprend que plus d’un quart des hommes sondés estiment avoir besoin de consulter un spécialiste. 8% des personnes qui se sont exprimées souffrent de maladies chroniques, alors que la majorité d’entre eux ne dispose toujours pas d’une protection sociale. En réalité, plus d’un tiers des malades mentaux commencent par consulter des guérisseurs traditionnels ou religieux et ne s’adressent ni à des psychiatres ni à des institutions publiques spécialisées dans ce genre de maladies. Dès lors, une majorité de cas de troubles psychiques ne sont pas diagnostiqués en raison de la forte stigmatisation à laquelle font face les personnes atteintes de troubles psychiques. Selon Dr Walid Melki, psychiatre et professeur à l’université de médecine de Tunis, «de nombreux malades ne consultent pas et ne sont pas pris en charge sur le plan thérapeutique et l’une des raisons tient au fait que les maladies psychiques restent taboues et que les hommes, surtout, ont du mal à verbaliser leur souffrance et à solliciter de l’aide. Il y a donc réticence à consulter des professionnels de la santé en cas de souffrance psychique…»
Prévenir vaut mieux que guérir
Ce phénomène n’est pas propre à la Tunisie. En effet, selon des études menées par l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, il s’avère que «pendant la première année de pandémie, les taux de dépression et d’anxiété ont augmenté d’un quart dans le monde». Des recherches approfondies ont aussi indiqué que les personnes, en particulier les hommes, connaissant chômage, paupérisation et difficultés familiales, courent un risque significativement plus élevé de subir des troubles mentaux, comme la dépression, l’alcoolisme et le suicide, que les personnes à l’abri de ces problèmes. La Tunisie ne peut pas être à l’abri de ces retombées de la crise sanitaire et économique connue par le monde. En effet, dans un pays où le taux de chômage des jeunes dépasse facilement les 30%, où l’investissement n’a pas augmenté d’un iota et où la crise socio-économique s’exaspère, il est normal que les citoyens soient touchés dans leur santé mentale. Seulement 2% du budget de la santé est consacré à la santé mentale, ce qui rend la tâche de l’Etat difficile pour prendre en charge tous les cas des maladies mentales. Jusqu’à quand cette situation perdurera-t-elle ?
Consciente de la gravité du phénomène, l’Association Tunisienne de la Promotion et Prévention en Santé Mentale a prévu durant tout ce mois d’avril une campagne de sensibilisation au stress, rappelant que «le stress peut nous submerger, mais on peut le gérer». Pour ce faire, l’Association a publié des astuces sur les façons de gérer les situations stressantes dans notre quotidien. De même, cette Association a entamé depuis 2021 un projet baptisé «Safe Space» qui vise une diffusion et une vulgarisation de la culture de la santé mentale. Le reste revient au gouvernement qui doit prendre en charge un nombre de plus en plus important de Tunisiens souffrant de troubles mentaux. La santé mentale serait-elle encore mal en point en Tunisie ?
Hechmi KHALLADI
