Le chômage demeure depuis des décennies l’un des principaux défis économiques et sociaux en Tunisie. À chaque publication des chiffres officiels, l’opinion publique oscille entre soulagement et scepticisme. Le dernier rapport de l’Institut national de la statistique (INS) a fait état d’un recul du taux de chômage, une nouvelle qui suscite autant d’espoir que de questionnements. Cette baisse traduit-elle réellement une amélioration durable du marché de l’emploi ou s’agit-il d’un simple effet conjoncturel lié à des facteurs temporaires ?
Selon les données officielles, le chômage a enregistré une baisse mesurable par rapport aux années précédentes. Après avoir atteint des pics supérieurs à 18% dans certaines périodes de la dernière décennie, le taux national serait désormais passé sous la barre des 15%.
Cette diminution semble indiquer une reprise progressive de l’activité économique et une meilleure absorption des diplômés et des jeunes actifs par le marché du travail. Toutefois, derrière ces statistiques encourageantes, se cachent de profondes disparités régionales et sociales. Car si certaines zones urbaines et certains secteurs économiques semblent profiter de cette dynamique, de vastes régions de l’intérieur du pays continuent d’afficher des taux de chômage supérieurs à 25%.
Les disparités régionales, un problème persistant
La carte du chômage illustre les fractures structurelles du pays. Les régions côtières et urbaines, où se concentrent les services, l’industrie manufacturière et le tourisme, affichent des chiffres plus favorables. À l’inverse, les gouvernorats de l’Ouest et du Sud, où l’économie reste largement dépendante d’une agriculture fragile et de services publics limités, connaissent encore un chômage massif. Cette fracture alimente le sentiment d’injustice sociale et explique en partie les mouvements de revendications dans les zones en retrait. Le recul du taux national de chômage ne reflète donc pas nécessairement une amélioration pour l’ensemble des citoyens.
Un autre facteur qui relativise cette baisse est la qualité des emplois créés. Une partie de la diminution du chômage s’explique par l’essor d’emplois précaires, souvent mal rémunérés et sans couverture sociale. Dans certains secteurs comme le commerce informel, l’agriculture saisonnière ou les petits services, de nombreux jeunes acceptent des conditions difficiles faute d’alternatives. Ainsi, être «employé» ne signifie pas forcément bénéficier d’un emploi stable et digne. Ce phénomène nourrit la frustration d’une jeunesse qui se sent condamnée à l’instabilité et qui voit dans la migration une échappatoire.
L’impact de la reprise du tourisme et de la relance industrielle
Il est indéniable que certains secteurs ont contribué à absorber une partie du chômage. Le tourisme, après des années de crise, a enregistré un regain remarquable, porté par le retour massif des visiteurs européens. Ce redémarrage a permis de créer des milliers d’emplois, notamment saisonniers, dans l’hôtellerie, la restauration et les services liés. Par ailleurs, l’industrie manufacturière, en particulier les composants automobiles et les textiles destinés à l’exportation, a profité de la relance économique mondiale. Ces secteurs, bien que dépendants de la conjoncture internationale, ont temporairement dynamisé le marché de l’emploi en Tunisie.
Le gouvernement met également en avant la formation professionnelle comme levier essentiel pour réduire le chômage. De nouveaux partenariats avec le secteur privé visent à orienter les jeunes vers des métiers en tension, comme la mécanique automobile, les métiers du numérique ou les énergies renouvelables. Cependant, les résultats de ces initiatives restent limités tant que les infrastructures de formation demeurent vétustes et que l’image de la formation professionnelle reste dévalorisée auprès de la jeunesse. Le taux d’abandon dans ces filières illustre le besoin urgent de réformes en profondeur.
Chômage des jeunes et des diplômés : un défi majeur
La catégorie la plus touchée par le chômage demeure celle des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur. Malgré la baisse globale du taux national, près d’un diplômé sur trois peine encore à trouver un emploi. L’inadéquation entre les programmes universitaires et les besoins du marché du travail est largement pointée du doigt. Cette situation nourrit une véritable crise de confiance envers les institutions éducatives et accentue le phénomène de la fuite des cerveaux. Chaque année, des milliers de jeunes diplômés choisissent d’émigrer pour trouver des opportunités en Europe ou dans les pays du Golfe, privant la Tunisie de compétences essentielles à son développement.
La question centrale demeure : cette baisse du chômage constitue-t-elle une tendance durable ou un simple effet conjoncturel ? Plusieurs économistes estiment que la diminution actuelle repose largement sur des facteurs temporaires – comme la relance touristique et certains investissements ponctuels – plutôt que sur une transformation structurelle du marché de l’emploi. Sans une stratégie nationale cohérente, intégrant réformes éducatives, investissements dans les régions défavorisées et modernisation de l’économie, il sera difficile de maintenir cette tendance.
Le recul du chômage en Tunisie est une nouvelle qui mérite d’être saluée, mais elle ne doit pas masquer la réalité complexe du marché de l’emploi. Derrière les statistiques encourageantes persistent des fractures régionales, une précarité généralisée et un chômage massif chez les jeunes diplômés. Pour transformer l’embellie conjoncturelle en véritable tendance structurelle, la Tunisie doit investir dans l’innovation, renforcer la formation professionnelle, soutenir les régions marginalisées et valoriser le secteur privé comme moteur de création d’emplois. Car au-delà des chiffres, Ce sont la dignité de milliers de jeunes et la stabilité sociale du pays qui sont en jeu. Si le recul du chômage est un signal positif, il doit surtout être perçu comme un rappel urgent à l’action pour bâtir un marché de l’emploi plus équitable et plus durable.
Leila SELMI
