Environ 100 mille élèves quittent prématurément les bancs de l’école chaque année, sans diplôme ni qualification. Selon des données publiées par l’Institut Tunisien de la Compétitivité et des Études Quantitatives (ITCEQ), le phénomène de déscolarisation a évolué considérablement depuis les années 1980, passant d’environ 26 000 cas par an durant l’année scolaire 1984/1985 à 57 613 cas au cours de l’année scolaire 1994/1995, avant d’atteindre un pic de 100 000 cas par an durant l’année scolaire 2012-2013. Des statistiques plus récentes montrent que 91 222 élèves âgés de 6 à 16 ans ont quitté le système scolaire en 2021/2022, soit environ 4% de l’ensemble des élèves.
Le recensement général de la population et de l’habitat pour l’année 2024 publié récemment par l’Institut national de la statistique montre d’autre part que 95,5% des enfants âgés de 6 à 16 ans restent globalement intégrés dans le système éducatif, tandis que 3,5% ont abandonné l’école et 1% n’y ont jamais été inscrits.
De légères disparités entre les sexes existent : 1,1% des garçons n’ont jamais été scolarisés, contre 0,9 pour les filles, tandis que le taux d’abandon scolaire atteint 4,8% chez les garçons contre 2,1 chez les filles.
Les données de l’INS font également ressortir que le décrochage scolaire augmente de manière significative avec l’âge. En effet, il ne dépasse pas 0,5% chez les enfants de 6 à 11 ans, mais culmine à 6,5% chez les adolescents de 12 à 16 ans. Ces derniers sont classés comme étant des NEET «Ni en Emploi, ni en Éducation, ni en Formation » (en anglais : Not in Employment, Education or Training). On est, donc, bien loin de l’esprit de la Loi d’orientation sur l’éducation qui stipule clairement que «l’éducation est une priorité nationale absolue et l’enseignement est obligatoire de 6 à 16 ans».
Chiffre encore plus alarmant : une enquête sur «la situation de la mère et de l’enfant en Tunisie» menée en 2023 sous l’égide du ministère de l’Économie et de la planification et avec l’appui du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) a révélé qu’un peu plus d’un tiers seulement (34,5%) des élèves tunisiens ont achevé le cycle secondaire en 2023 contre 48,7% en 2018. Ce pourcentage varie fortement entre le milieu urbain (41,3%) et le milieu rural (22,8%).
De fortes disparités entre les sexes ont été observées. La proportion des filles qui achèvent le cycle secondaire de l’enseignement (46,8%) est plus élevée que celle des garçons (25,1%).
Le pourcentage d’achèvement de ce cycle présente aussi des disparités sensibles entre les régions. Il est plus élevé dans la région du Grand Tunis (45,2%) que dans d’autres régions comme le Centre-Ouest (22%) et le Nord-Ouest (26,9%).
La pauvreté reste au cœur de la crise
Des études sociologiques montrent que les élèves les plus vulnérables sont ceux qui se trouvent en difficulté scolaire, ne trouvent pas de sens à l’école, peinent à acquérir les fondamentaux et sont mal orientés, freinés par une santé mentale fragile ou victimes de harcèlement scolaire. Ces enfants sont souvent issus de catégories sociales à faibles revenus, et dont les parents souffrent de la précarité et du chômage. Les régions où l’on enregistre les taux les plus élevés de décrochage scolaire sont d’ailleurs celles qui enregistrent les taux de pauvreté les plus importants comme Kairouan, Kasserine et Sidi Bouzid.
Selon une étude réalisée par le Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux (FTDES), 80% des enfants ayant abandonné les bancs de l’école sont issus de familles défavorisées. Cette étude réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 601 enfants dans trois régions (Monastir, Kasserine et Kairouan) a également révélé que 50% des enfants interrogés se sont déclarés obligés de travailler pour aider leurs parents et améliorer la situation financière de leurs familles alors que plus de la moitié sont tentés par l’émigration.
Le niveau d’instruction des parents constitue également un facteur important. 60% des enfants qui abandonnent l’école sont issus de parents qui n’ont pas fait d’études ou les ont interrompues très tôt.
L’éloignement géographique des établissements est aussi un facteur important. Dans certaines régions de l’intérieur du pays, les collèges et les lycées sont rares et souvent éloignés. Le trajet quotidien peut être long, coûteux et parfois dangereux, notamment pour les filles, ce qui pousse de nombreux élèves à abandonner. L’étude de FTDES souligne que 78.3% des enfants scolarisés vont à l’école à pied. Sur ces 78,3%, 12,6% doivent marcher entre 30 et 60 minutes pour y arriver, notamment dans les régions rurales.
L’augmentation de l’abandon scolaire s’explique par ailleurs par l’échec scolaire lié à un éducatif rigide, peu adapté aux besoins et aux rythmes d’apprentissage des élèves. En effet, 31,7% seulement des enfants âgés de 7 à 14 ans possédaient des compétences de base en calcul en 2023, et 64% uniquement ont des compétences de base en lecture.
Les problèmes posés par le décrochage scolaire en général et le décrochage précoce (avant 16 ans) en particulier, sont d’ordre social, économique et sécuritaire. Les décrocheurs accèdent difficilement à l’emploi, sont plus touchés par le chômage que les autres jeunes et risquent l’exclusion. D’où la nécessité de lutter contre ce phénomène en généralisant «l’Ecole de la deuxième chance», un programme lancé par le ministère de l’Education et l’UNICEF pour soutenir et accompagner les décrocheurs pour qu’ils retournent dans le système d’enseignement formel ou rejoignent des programmes de formation professionnelle. À ce jour, trois centres de la Deuxième chance seulement sont opérationnels.
Walid KHEFIFI