Par Slim BEN YOUSSEF
Rien ne sert de feindre l’ignorance : dans les couloirs aveugles de la finance tunisienne, l’argent circule sans visage, plus fluide que la loi. Des fortunes glissent hors de notre pays ou s’enracinent dans l’économie grise, sans trace ni témoin. Les banques, prudentes, ferment un œil, parfois les deux. Et l’État, saturé de formulaires, laisse filer ses forces vives. Le blanchiment est devenu un style, la fraude un rythme. On s’y accoutume comme à une fièvre qu’on finit par prendre pour un climat.
Les textes existent, mais les rouages respirent mal. La Commission des analyses financières observe, signale, exhorte— sans toujours trancher. Les banques ont appris l’art du silence, l’État celui du retard. L’argent s’échappe par les mêmes interstices que la confiance. La fuite des capitaux demeure la sœur jumelle de la corruption.
La Banque centrale, elle, veille — patiente sentinelle du battement national. Établissement public, autonome sans s’isoler, elle avance dans un silence d’orfèvre. Sous sa main discrète, l’inflation s’apaise, les réserves en devises reprennent poids, le dinar respire mieux, à peine — fragile lumière sous un ciel comptable.
Mais ces signaux chiffrés restent des abstractions si elles ne se changent pas en quotidien, en salaire, en couffin. Une économie ne vaut que par la dignité qu’elle protège. Un billet de banque n’est qu’un contrat entre un peuple et sa patience.
Le dinar, désormais, peut rêver d’autre chose que d’équilibre : d’envergure. Il pourrait devenir un instrument de politique plutôt qu’un thermomètre d’inquiétude. Il pourrait cesser de se mesurer à d’autres pour mieux s’ajuster à lui-même. Et pourquoi pas, un jour, s’unir à ses proches — algérien, libyen — dans un projet plus vaste, moins docile aux devises étrangères ?
Un dinar commun ne serait ni un fantasme de comptables ni une chimère d’économistes, mais un pari de civilisation : apprendre à partager les déséquilibres, les cycles, les risques, les rêves. Une monnaie qui cesse d’obéir pour commencer à dire.
L’utopie coûte moins cher que l’habitude. Trois choses la rendent possible : une ambition tranquille, une coordination longue, une impatience organisée. Le reste appartient à la politique, à ce courage qui consiste à rêver lucidement.
