Mardi, les unités sécuritaires ont fermé deux centres de massage fictifs à Khzema, dans le gouvernorat de Sousse. Cinq personnes — trois femmes et deux hommes — ont été arrêtées, soupçonnées de participer à un réseau de prostitution clandestine. L’affaire n’a rien d’isolé : elle révèle un phénomène souterrain qui gagne du terrain dans plusieurs villes, porté par la précarité, la digitalisation et la lente érosion du contrôle social, même si, quelque part, les prétextes fusent et à bon marché.
Selon une source sécuritaire, les locaux en question servaient officiellement de centres de massage. En réalité, ils avaient été aménagés pour accueillir des clients à des fins sexuelles. L’enquête a permis de saisir de l’argent liquide, des téléphones contenant des vidéos suggestives et divers équipements destinés à masquer la véritable nature des activités.
Les suspectes ont reconnu avoir attiré leurs clients via les réseaux sociaux — principalement Facebook, Instagram et Telegram —, où des pages anodines de « bien-être » ou de « relaxation » publient des photos ambiguës et proposent des rendez-vous privés. Ce mode opératoire illustre l’évolution de la prostitution: plus discrète, plus connectée et plus difficile à détecter. La rue, autrefois lieu d’exposition et de contrôle, a cédé la place à la sphère numérique.
Un tournant qui en génère un autre…
La Tunisie est l’un des rares pays arabes où la prostitution avait longtemps été légalisée et encadrée par l’État. Cela a été une faute grave. Les maisons closes officielles fonctionnaient sous autorisation administrative, avec des registres, des examens médicaux et un contrôle sanitaire régulier. Mais depuis 2011, la plupart de ces établissements ont fermé, sous la pression de mouvements religieux ou moraux. Les quelques maisons encore tolérées à Tunis et Sfax ont progressivement disparu.
Cette disparition du cadre légal a eu un effet paradoxal : loin d’éradiquer la prostitution, elle l’a rendue plus opaque et plus dangereuse. Des centaines de femmes, privées de statut, se sont retrouvées livrées aux réseaux clandestins ou à la rue, sans protection ni suivi sanitaire. Loin des contrôles médicaux, les risques d’infection sexuellement transmissible se sont accrus, tout comme les violences. Le problème reste posé cependant : en tant que pays arabo-musulman, la Tunisie ne pouvait continuer à « entretenir » les maisons closes. Même en Europe, elles sont interdites, en France par exemple, depuis l’époque de Giscard d’Estaing.
Les réseaux sociaux, nouveau terrain de chasse
Avec la montée en puissance d’Internet et des applications de messagerie, la prostitution s’est déplacée vers les plateformes numériques. De nombreuses « masseuses », « escort girls » ou « accompagnatrices » utilisent des profils faussement innocents pour proposer des services tarifés. Les annonces codées se multiplient : on parle de « massage complet », « moment de détente » ou « séance exclusive », des expressions qui dissimulent souvent des propositions sexuelles. Les autorités reconnaissent la difficulté à suivre ces réseaux : ils sont mouvants, éphémères et souvent gérés depuis l’étranger. Certains utilisent des comptes basés à Dubaï ou en Turquie pour échapper au traçage local. La cyber-police tunisienne mène régulièrement des campagnes de démantèlement, mais chaque fermeture de page en fait renaître dix autres.
Une précarité sociale qui alimente le phénomène
La racine du problème reste avant tout économique. Dans un contexte de chômage élevé — notamment chez les jeunes femmes diplômées —, la prostitution apparaît parfois comme une stratégie de survie. Certaines femmes seules, mères célibataires ou victimes de violence, y voient une source rapide de revenus, faute d’alternative.
Le sociologue Mokhtar Trifi souligne : « Il ne faut pas réduire la prostitution à une question morale. Elle est avant tout le reflet d’un échec social et économique» Le coût de la vie, la flambée des loyers et la stagnation des salaires renforcent cette dérive. À Tunis, Sousse ou Nabeul, des appartements sont loués à la journée pour abriter des rencontres tarifées. Le propriétaire ferme les yeux, souvent par intérêt financier.
Un vide juridique et institutionnel
Sur le plan légal, la prostitution est interdite par le Code pénal tunisien, sauf dans le cadre réglementé des maisons closes — qui n’existent plus. Les articles 231 et 232 prévoient des peines pouvant aller jusqu’à deux ans de prison pour les personnes impliquées. Mais en pratique, les poursuites sont sélectives et les jugements rarement dissuasifs. De plus, la loi ne distingue pas entre la victime et l’auteur : une femme exploitée est jugée au même titre que son proxénète. Cette approche répressive, héritée du passé, ignore les dimensions sociales, psychologiques et économiques du phénomène.
Des ONG, comme l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, appellent à réformer la législation pour introduire la notion d’exploitation sexuelle et renforcer la protection des victimes.
Les conséquences sanitaires et psychologiques
Le basculement dans la clandestinité a aussi des effets dramatiques sur la santé. Sans suivi médical, sans précautions disponibles et sans cadre sanitaire, les prostituées clandestines s’exposent davantage aux infections, aux violences et aux addictions.
Les services hospitaliers de maladies infectieuses constatent une hausse des cas de VIH chez les femmes précarisées depuis la fermeture des maisons légales. Psychologiquement, l’isolement et la peur permanente des descentes de police aggravent les troubles mentaux. Certaines femmes vivent dans une angoisse constante d’être arrêtées ou stigmatisées. D’autres deviennent dépendantes à des substances pour supporter la double vie qu’elles mènent.
Responsabilité collective
Au-delà des opérations policières, la société tunisienne doit s’interroger sur sa propre responsabilité. La demande existe : sans clients, il n’y aurait pas de réseaux. Et ces clients, souvent issus de toutes les classes sociales, participent à un système d’exploitation qu’ils préfèrent ignorer. Les campagnes de sensibilisation restent quasi inexistantes. L’école, les médias et les institutions religieuses traitent encore le sujet comme un tabou. Pourtant, la prostitution clandestine est aussi une réalité sociale. Les fausses pudeurs ne sevent pas à grand-chose.
L’affaire de Khzema n’est qu’un épisode parmi d’autres. Elle rappelle que la prostitution n’a pas disparu : elle a seulement changé de visage. Face à ce fléau silencieux, on doit choisir : continuer à fermer les yeux sur un phénomène que la société stigmatise tout en le laissant prospérer, ou affronter la réalité en réformant ses lois, en accompagnant les femmes vulnérables et en repensant la prévention ? La prostitution clandestine n’est pas seulement une question morale. C’est le symptôme d’une société en tension, où la dignité humaine s’échange trop souvent contre le prix du silence.
Leila SELMI
