Alors que la transition énergétique s’impose comme un enjeu mondial majeur, la Tunisie peine encore à rompre avec son modèle de dépendance aux énergies fossiles. Gaz naturel, pétrole et produits dérivés continuent de dominer la matrice énergétique du pays, à un moment où la demande intérieure ne cesse d’augmenter et où la production nationale décline. Malgré les discours officiels et les stratégies annoncées depuis plus d’une décennie, le passage vers un modèle durable reste lent et semé d’obstacles structurels.
Selon les données du ministère de l’Énergie, la Tunisie importe aujourd’hui plus de 60 % de ses besoins énergétiques. Cette dépendance s’explique principalement par la chute progressive de la production nationale de pétrole et de gaz. La production de pétrole brut est passée d’environ 80 000 barils par jour dans les années 1990 à moins de 35 000 barils aujourd’hui.
Du côté du gaz naturel, la situation n’est guère meilleure : la production locale couvre à peine la moitié de la consommation nationale, le reste étant importé, principalement d’Algérie.
Les bulletins mensuels de la conjoncture énergétique confirment cette tendance : à fin août 2025, la part des importations de gaz algérien a atteint 56 % de l’approvisionnement total en gaz, contre 52 % un an plus tôt. Dans le même temps, la production nationale de gaz commercial sec a reculé de 6 %. Cette dépendance croissante n’est pas seulement un défi énergétique, mais aussi un risque économique majeur, car elle alourdit la facture d’importation et creuse le déficit de la balance énergétique, estimé à près de 10 milliards de dinars en 2024.
Un modèle énergétique centré sur le gaz
Le gaz naturel occupe une place centrale dans le mix énergétique tunisien. Il représente environ 50 % de la consommation primaire et plus de 95 % de la production d’électricité. Ce choix, historiquement lié à la disponibilité du gaz algérien et à la volonté de limiter la dépendance au pétrole, s’avère aujourd’hui paradoxal : en remplaçant le pétrole par le gaz, la Tunisie a simplement déplacé sa dépendance d’un combustible fossile à un autre.
La STEG (Société Tunisienne de l’Électricité et du Gaz), principal acteur du secteur, consomme à elle seule la majorité du gaz importé pour alimenter les centrales électriques. Or, la demande en électricité continue d’augmenter, portée par la croissance démographique, la multiplication des équipements domestiques et le développement du secteur tertiaire. Cette hausse structurelle de la consommation renforce mécaniquement la pression sur les importations.
Des projets de transition en retard
Depuis plusieurs années, les autorités tunisiennes affichent leur ambition d’atteindre 35 % d’électricité produite à partir des énergies renouvelables d’ici 2030. Pourtant, à la mi-2025, la part réelle des énergies renouvelables ne dépasse pas 5 %, selon les estimations du ministère. Les projets solaires et éoliens, bien que nombreux sur le papier, avancent lentement.
Plusieurs facteurs expliquent ces retards : la lourdeur administrative, les difficultés de financement, le manque d’infrastructures de transport d’énergie et une gouvernance encore fragmentée. De nombreux investisseurs privés, notamment dans le solaire, se heurtent à des procédures d’autorisation longues et à des conditions d’achat de l’électricité jugées peu incitatives. À cela s’ajoute la fragilité du cadre réglementaire, souvent modifié avant même son application effective.
Une facture énergétique qui pèse lourd
Le déficit énergétique du pays ne se traduit pas seulement par une dépendance géopolitique, mais aussi par une vulnérabilité économique accrue. Les importations de pétrole et de gaz pèsent lourdement sur la balance commerciale, représentant jusqu’à 40 % du déficit total. En parallèle, l’État continue de subventionner massivement les produits énergétiques pour en atténuer l’impact sur le pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des entreprises. Ces subventions, bien que socialement nécessaires, constituent un fardeau budgétaire considérable. Selon les chiffres du ministère des Finances, la compensation énergétique a dépassé 5 milliards de dinars en 2024, un montant qui réduit la capacité de l’État à investir dans les énergies renouvelables ou dans la modernisation du réseau électrique. Le paradoxe est flagrant : la Tunisie dépense davantage pour importer et subventionner les énergies fossiles qu’elle n’investit pour s’en affranchir.
Des défis structurels persistants
La lenteur de la transition énergétique tunisienne s’explique aussi par des obstacles structurels. Le cadre institutionnel du secteur reste morcelé entre plusieurs acteurs publics – ministère, STEG, ANME, ETAP – aux prérogatives parfois chevauchantes. Le manque de coordination ralentit les décisions et crée une incertitude pour les investisseurs. De plus, la dépendance aux importations est renforcée par l’absence d’un tissu industriel national dans le domaine des énergies renouvelables. Les panneaux solaires, turbines éoliennes et équipements de stockage sont presque entièrement importés, ce qui augmente les coûts et retarde les délais d’installation.
Une transition indispensable mais encore inachevée
La Tunisie dispose pourtant d’un potentiel considérable. Son ensoleillement exceptionnel, estimé à plus de 3 000 heures par an, et ses zones ventées dans le centre et le sud du pays font du territoire un candidat idéal pour les projets solaires et éoliens. Plusieurs initiatives pilotes, comme les centrales solaires de Tozeur et Tataouine ou les parcs éoliens de Bizerte et de Nabeul, montrent la voie à suivre. Mais sans un effort d’investissement massif, un cadre législatif stable et une stratégie claire, ces projets resteront insuffisants pour transformer durablement le modèle énergétique.
La transition énergétique tunisienne ne peut plus se limiter à une succession d’annonces. Elle nécessite une vision à long terme, fondée sur la diversification, la sobriété et la valorisation des ressources locales. Tant que la production nationale de gaz et de pétrole continuera à décliner sans alternative solide, la dépendance du pays aux énergies fossiles importées restera une contrainte majeure pour son économie et pour sa souveraineté énergétique.
Vers un tournant décisif ?
L’année 2026 pourrait être celle d’un tournant si les réformes promises sont effectivement mises en œuvre. Les partenariats internationaux avec l’Union européenne, la Banque mondiale et la BERD offrent des opportunités réelles de financement pour les énergies propres. Encore faut-il que la Tunisie réussisse à les transformer en projets concrets. La transition énergétique n’est plus une option mais une nécessité stratégique : sans elle, le pays restera prisonnier d’un modèle coûteux, vulnérable et incompatible avec les enjeux climatiques du XXIᵉ siècle.
Leila SELMI
