La déclaration faite récemment par Dr Rabiaa Oueslati, membre de la Société Tunisienne de Médecine Générale et de Médecine de Famille, était d’une importance capitale dans la mesure où elle a révélé un rythme inquiétant de l’émigration de nos médecins vers l’Occident, notamment la France, tout en tirant la sonnette d’alarme. En effet, 6 000 médecins tunisiens ont quitté le pays en quatre ans. S’appuyant sur les données de l’Institut National de la Statistique (INS), elle a révélé que près de 3 300 médecins ont quitté le pays entre 2015 et 2020, soit une moyenne annuelle de 550 départs. Ce chiffre a triplé durant la période 2021-2024, atteignant environ 6 000 médecins, soit 1 500 départs par an.
Selon elle, «cette vague migratoire concerne surtout les jeunes praticiens, notamment dans les spécialités de médecine de famille, d’anesthésie et de réanimation. Une étude du Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES) indique d’ailleurs que 70% des médecins de famille et anesthésistes, ainsi que 80% des internes, envisagent de quitter le pays.» Dr Oueslati a souligné, en outre, que «ce phénomène ne touche plus uniquement les médecins du secteur public, souvent confrontés à la pénurie de moyens humains et matériels, mais s’étend désormais au secteur privé, malgré des conditions plus stables».
D’autres secteurs touchés
Il est à noter que ce n’est pas seulement des médecins tunisiens qui mettent le cap sur l’Occident ou les pays du Golfe, mais d’autres compétences tunisiennes travaillant déjà dans ces pays et comptant dans leurs rangs une élite d’étudiants, d’ingénieurs et de chercheurs dans diverses spécialités, ainsi que des spécialistes en ingénierie et en informatique, sans parler des hommes de lettres et des artistes. S’exiler est devenu, depuis quelque temps, le rêve de toute une génération brillante à la recherche de meilleures perspectives d’avenir. Il va sans dire que ces cerveaux en fuite trouvent dans ces destinations un environnement de travail plus valorisant et de meilleures conditions de vie, ainsi que des rémunérations plus importantes.
Concernant les causes principales de l’exode médical, elles renvoient surtout à la surcharge de travail dans les hôpitaux, au manque d’équipements, mais aussi à la recrudescence des violences contre le personnel médical, notamment dans les services d’urgence, ainsi qu’à la faiblesse des salaires. Mais, à un rythme rapide et effréné, la fuite des cerveaux peut affecter négativement l’économie d’un pays en provoquant une perte de capital humain, une diminution de la croissance, une perte de recettes fiscales et un affaiblissement de l’innovation et de la compétitivité dans les différents secteurs. Aussi faut-il instaurer une réforme en profondeur des lois afin de stopper cette fuite des compétences qui fragilise gravement notre économie.
Le génie tunisien
Nous assistons depuis quelques années à une fuite de cerveaux tunisiens vers l’Occident, notamment dans la dernière décennie, un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur. Les cadres tunisiens établis à l’étranger sont répartis en six catégories selon l’ordre suivant : enseignants et chercheurs, ingénieurs et architectes, médecins et pharmaciens, informaticiens, avocats et autres. Les données sont fournies pour les principales régions de destination du monde : l’Europe en premier lieu, suivie par l’Amérique du Nord et les pays arabes et par quelques pays africains, ainsi que par l’Asie (le Japon, en particulier). Pendant la période postrévolutionnaire qui a débuté en 2011, on a assisté à une nette augmentation dans la fuite des cerveaux tunisiens vers l’étranger. De ce fait, en 2012, soit une année après la révolution, le nombre des cadres tunisiens à partir pour l’étranger commençait déjà à augmenter peu à peu, passant de 7 234 en 2010 à 7 280 en 2012 (soit un ratio de +0,63%), ce qui montre que la révolution tunisienne a encouragé l’exode des personnels qualifiés. Entre 2011 et 2016, parmi tous les Tunisiens ayant émigré vers les pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE), 40% étaient titulaires de diplômes universitaires. Les médecins figuraient au troisième rang après les enseignants chercheurs et les ingénieurs.
En effet, la période transitoire qu’a connue la Tunisie depuis la Révolution, ponctuée d’insécurité, d’instabilité politique et de crise économique, était à l’origine de l’exode de nos cerveaux vers l’étranger. Par ailleurs, en art comme en littérature, des musiciens, des cinéastes, des écrivains et des artistes-peintres ont opté pour l’émigration vers l’Occident, en quête de conditions professionnelles meilleures et de moyens financiers plus avantageux et là, ils ont acquis une renommée mondiale.
Bénéfique ou maléfique ?
Cet exode de compétences tunisiennes vers l’étranger serait-il bénéfique ou maléfique pour l’économie nationale ? Certains pensent que c’est la fine fleur de nos concitoyens qui nous honorent à l’extérieur, bien que leur «fuite» constitue une grande perte pour l’économie nationale. Alors que d’autres considèrent ce phénomène du côté de l’importance des transferts financiers de ces Tunisiens à l’étranger vers leur pays d’origine. En outre, l’augmentation des transferts montre l’intérêt porté par les Tunisiens résidant à l’étranger au développement de l’économie de leur pays natal, un intérêt qui ne cesse de s’amplifier. Cependant, la fuite des cerveaux tunisiens a un effet direct sur l’économie tunisienne : la dépréciation du capital humain, et donc la réduction de la croissance économique, à cause du manque à gagner qui peut en résulter pour la Tunisie, au moment où ces cerveaux en fuite constituent un gain précieux et bénéfique pour les pays hospitaliers. Ce qui est peut-être réconfortant, c’est que parmi ces milliers de cerveaux émigrés, un bon nombre pensent à un «retour définitif» dans un futur proche ou lointain, après avoir acquis les connaissances et les compétences nécessaires à l’étranger qu’ils pourraient ainsi utiliser un jour dans leur propre pays, une fois rentrés. Et ainsi, ils pourraient contribuer à l’économie domestique, particulièrement en investissant à domicile.
Hechmi KHALLADI
