L’économie verte désigne un modèle économique qui vise à réduire les risques environnementaux et la pénurie des ressources, tout en favorisant la croissance, l’emploi et le bien-être social. Elle repose notamment sur l’efficacité énergétique, la réduction des émissions de carbone, la préservation des écosystèmes et l’innovation technologique durable. . Aujourd’hui, la Tunisie est à la croisée des chemins, s’engageant dans un nouveau modèle de développement incontournable à l’échelle mondiale : l’économie verte. Ce concept vise à promouvoir le bien-être humain, la justice sociale, tout en réduisant les risques environnementaux et les pénuries écologiques.
Le Temps.news : Pour commencer, pourriez-vous vous présenter brièvement et nous expliquer ce qui vous a conduit à vous spécialiser sur les enjeux du financement de l’économie verte ?
Jalel Ben Romdhane : j’ai une longue expérience en direction et conseil stratégique. J’accompagne aujourd’hui des décideurs et entrepreneurs dans la transformation durable de leurs modèles économiques. Je suis co-fondateur de 1KUB, incubateur qui défend une approche inclusive de l’entrepreneuriat.Ce qui m’a conduit vers le financement de l’économie verte, c’est la conviction que le défi climatique est d’abord un défi de gouvernance et de finance. Mon travail consiste à structurer des financements alternatifs responsables et à mettre en place des cadres de gouvernance alignés sur les critères ESG. L’économie verte est précisément le point de rencontre de ces deux dimensions.
Qu’entend-on concrètement par « économie verte » et pourquoi son financement est-il devenu un impératif, et non plus une option, pour la stabilité économique globale ?
L’économie verte, c’est un modèle de croissance qui prend en compte la rareté des ressources et la résilience climatique. Elle couvre les secteurs qui décarbonent nos modes de production et de consommation : énergies renouvelables, économie circulaire, mobilité durable, agriculture régénératrice.Son financement est devenu impératif parce que le coût de l’inaction est supérieur au coût de la transition. En Tunisie, la facture énergétique dépasse 5 milliards de dinars par an et pèse lourdement sur la balance commerciale. Ne pas investir dans le vert, c’est s’exposer à des pertes croissantes liées aux chocs climatiques et se priver des moteurs de compétitivité et d’emploi de demain.
Où se situe aujourd’hui le principal « gap » de financement ? Est-ce un manque de capitaux disponibles ou plutôt un déficit de projets bancables et d’incitations réglementaires claires ?
Le capital existe. Là où ça coince, c’est dans la structuration des projets. Beaucoup d’entreprises tunisiennes voient encore le vert comme un coût supplémentaire, alors qu’il peut renforcer leur compétitivité. Or pour attirer des investisseurs, il faut des projets clairs, solides, bancables.Le deuxième problème, c’est l’incertitude réglementaire. Les investisseurs privés n’aiment pas naviguer dans un environnement où les règles changent ou manquent de visibilité. À partir du moment où le cadre est flou, le risque est jugé trop élevé et les financements restent en stand-by. Le vrai gap est donc à la croisée du mindset, de la structuration et de la réglementation.
Quels sont les instruments financiers innovants qui permettent de mobiliser des capitaux privés ? Quel rôle jouent les banques centrales et les institutions financières multilatérales ?
Il faut élargir le spectre. Au-delà des obligations vertes, qui ont structuré le marché depuis des années dans plusieurs pays, on voit émerger trois leviers essentiels :
Le premier, c’est la finance participative verte. Elle permet aux citoyens, aux diasporas et aux communautés locales d’investir directement dans des projets de transition : solaire, agriculture régénérative, mobilité douce. Les réseaux de business angels et les plateformes sont un outil puissant pour reconnecter l’épargne au territoire.Le deuxième levier, ce sont les crédits green qu’on commence à connaître en Tunisie. Ce sont des prêts bancaires dont les conditions (taux, durée, garanties) sont liées à la performance environnementale du projet. Par exemple, une PME qui installe du photovoltaïque ou optimise sa consommation d’eau peut bénéficier d’un taux bonifié. Enfin, la blended finance est un mécanisme clé. Elle consiste à combiner des fonds publics, ONG, associatif (donations) avec du capital privé, en répartissant les risques. Concrètement, l’État ou une institution multilatérale prend les premières pertes ou garantit une partie du projet, ce qui rassure les investisseurs privés. C’est ce qui permet de débloquer des financements dans des zones ou des secteurs jugés trop risqués. En Afrique, plusieurs projets solaires ont été financés ainsi, avec des résultats concrets.Les banques centrales intègrent désormais le risque climatique dans leurs analyses prudentielles, ajustent leurs critères de garanties et peuvent orienter la liquidité vers les actifs verts. En présence de signaux clairs, elles deviennent des catalyseurs de la transition.
Comment les entreprises et les investisseurs peuvent-ils mesurer et intégrer le risque climatique dans leurs décisions de financement ? Au-delà du risque, quelles sont les opportunités de rendement ?
L’intégration des risques climatiques passe par des cadres internationaux comme la TCFD – Task Force on Climate-related Financial Disclosures. Ce dispositif, lancé par le G20, demande aux entreprises de rendre publiques des informations sur leur stratégie, leur gouvernance, la stratégie de gestion des risques (sécheresse, inondations, réglementations, etc.) à travers indicateurs et objectifs (décarbonation).En Tunisie, ces enjeux sont très concrets. Notre pays dépend encore à plus de 95 % des énergies fossiles pour sa consommation primaire, alors que le Plan Solaire Tunisien vise à atteindre 30 % d’électricité produite à partir de renouvelables d’ici 2030 (contre environ 3 % aujourd’hui). Ce retard montre l’ampleur du défi, mais aussi l’opportunité : chaque point de pourcentage gagné dans les renouvelables réduit la facture énergétique nationale et crée des emplois locaux.Les estimations indiquent que la transition énergétique pourrait générer 20 000 à 30 000 emplois directs dans les filières solaire, éolienne et biomasse d’ici 2030. Pour les investisseurs, cela signifie que les projets verts en Tunisie ne sont pas seulement des réponses au climat, mais aussi des moteurs de croissance et de stabilité sociale.
Au-delà de la réglementation, quel rôle l’État doit-il jouer pour orienter l’épargne des citoyens vers ces projets, notamment les PME vertes ?
L’État est actuellement un partenaire stratégique et doit agir dans la réduction du risque des premières phases de projets innovants grâce à des garanties de prix ou des subventions ciblées. Cela permet de rendre le rendement prévisible et d’attirer le secteur privé.En Tunisie, l’investissement public dans la transition reste limité : en 2023, moins de 1 % du budget national était consacré directement aux énergies renouvelables. Dans le même temps, l’épargne domestique est sous-utilisée dans ce sens : les dépôts des ménages dépassent les 25 milliards de dinars dans le système bancaire, mais très peu de produits permettent de canaliser cette épargne vers des projets verts.C’est là que l’État peut jouer un rôle décisif : créer des dispositifs fiscaux attractifs et des produits simples, livrets verts, plateformes, fonds locaux pour que les citoyens puissent investir directement dans la transition de leur territoire. Cela permettrait de financer la création de projets, l’expansion des PME vertes tout en renforçant la confiance et l’appropriation citoyenne.
Selon vous, quelle est la priorité absolue à mettre en œuvre dans les 12 à 18 prochains mois pour accélérer significativement le financement de l’économie verte ?
Il faut un signal prix clair sur le carbone. Tant que polluer coûte moins cher qu’investir dans l’efficacité ou la décarbonation, le marché ne bougera pas. Fixer un vrai prix du carbone, c’est rééquilibrer le jeu : cela rend immédiatement compétitives les solutions propres et incite les entreprises à investir.
Ce n’est ni la mesure la plus visible ni la plus populaire, mais c’est celle qui transforme profondément la logique d’investissement. Si la Tunisie veut accélérer, c’est par là que cela doit commencer.
Kamel Bouaouina
