Lors de la plénière conjointe entre l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil national des régions et des districts, consacrée à l’examen du projet de budget de la mission de la Femme, de la Famille, de l’Enfance et des Personnes âgées, la ministre Asma Jebri a recentré le débat sur un défi social grandissant, à savoir la fragilisation de la cellule familiale et la hausse des divorces en Tunisie. C’est la raison pour laquelle elle a souligné que la famille reste, en vertu de la Constitution, la cellule de base de la société, et que l’État a l’obligation de la protéger.
Face à l’augmentation du nombre de ménages et de ruptures familiales, les conséquences sur la cohésion sociale et les enfants sont préoccupantes.
C’est ce qui a amené certains députés, en évoquant le Code du statut personnel, à demander sa révision sur certains points dont ceux se rapportant à la bigamie, la pension alimentaire ou la garde des enfants et l’autorité parentale, un député allant même jusqu’à évoquer la possibilité de réinstaurer la polygamie. Il s’agit du député Abdessatar Zarai qui a lancé : «La polygamie est un dispositif légitime, institué par Dieu. Pourquoi interdisons-nous ce que Dieu a autorisé» ? Une réflexion préoccupante de la part d’un député qui représente une frange du peuple, du moins celle qui l’a choisi pour la représenter et défendre ses droits. Mais est-ce que sa suggestion correspond vraiment aux vœux de ceux qui l’ont mandaté ? En fait, le CSP constitue une grande réalisation en matière de droit de la famille, ayant eu pour finalité de régir les rapports entre les époux, en préservant les droits de chacun d’eux ainsi que ceux des enfants, en vue de garantir la sécurité au sein de la famille et de préserver les différends et les dissensions entre ses membres. Il constitue dès lors un grand acquis pour les droits de la famille qui est notamment basée sur les rapports entre les époux, dans lesquels c’était l’homme qui dominait et qui avait un ascendant notoire sur la femme, à cause d’une mauvaise interprétation des lois charaïques en vigueur auparavant. Ces mauvaises interprétations consistaient notamment dans le fait de permettre la polygamie avec tout ce qui s’ensuivait comme négligence des droits de la femme, au sein de la cellule familiale aussi bien en tant qu’épouse qu’en tant que fille, qui n’avait pas les mêmes avantages qu’un garçon.
Egalité des droits des époux par le CSP
Dès lors, avec sa promulgation en 1956, le CSP a été toujours préservé et défendu en tant que symbole du renforcement des droits de la femme. La finalité du législateur a été essentiellement de mettre fin à la polygamie d’une part, en l’interdisant expressément, et de réglementer le divorce sur la base de l’égalité des droits entre les époux, qui devait être désormais garantie par le juge. Alors qu’auparavant, le divorce était prononcé par-devant notaire auquel l’époux avait facilement recours quand bon lui semblait et à l’envi. Surtout s’il envisageait de contracter un nouveau mariage. En tout état de cause, la ministre de la femme a répondu qu’il n’y aura aucun retour en arrière possible sur les acquis de la femme en Tunisie. «Je ne pensais pas devoir rappeler que la Tunisie est une forteresse pionnière en matière de droits des femmes, dans tous les domaines. La Tunisie, qui est fière d’avoir pour la deuxième fois une femme cheffe de gouvernement, ne permettra aucun recul sur les droits et la participation des femmes aux côtés des hommes dans la construction de notre nation, sur un pied d’égalité».
L’équité est la base de toute relation entre époux
En effet, s’il est légitime de demander à revoir certaines réglementations du CSP, qui sont à parfaire en fonction de l’évolution des conditions familiales, il ne faut pas toutefois que cela puisse affecter, ne serait-ce qu’un tant soit peu, les droits de l’épouse ou de l’époux. Et un retour à la polygamie constitue un retour en arrière, en ce sens qu’il affecte bel et bien les droits de l’épouse. Et si celle-ci demandait son droit à la polyandrie, comme cela se pratiquait durant la Jahilya, c’est-à-dire, la période antéislamique ? Car, contrairement à ce qu’a déclaré le député, Dieu a au contraire aboli la polygamie à travers certains versets coraniques, d’une manière progressive, sans brusquer ceux qui la pratiquaient durant la Jahilya en posant comme condition sine qua non l’équité entre les épouses. Ainsi, il a été énoncé d’abord dans l’un des versets coraniques : «Et si vous craignez de ne pas être équitable entre vos femmes, optez alors pour une seule». Pour finir par énoncer dans un autre verset et dans la même sourate : «Vous ne pourrez en aucun cas être équitable entre vos femmes, même si vous vous y évertuez». C’est donc une abolition tacite de la polygamie, fondée sur la condition de l’équité.
Cela dit, s’il est opportun de revoir le CSP, dans certaines de ses réglementations par rapport au divorce, la pension alimentaire ou la garde des enfants, en fonction de l’évolution de la conjoncture sociale familiale et toujours dans l’intérêt de l’enfant et de la famille, permettre de nouveau la polygamie constitue non seulement une régression mais aussi une atteinte à la cohésion familiale.
Modernisation du CSP en fonction des mutations sociales
En définitive, la modernisation du Code du statut personnel doit répondre aux mutations sociales sans jamais saper l’édifice d’égalité qui fait la singularité tunisienne. Réviser certains mécanismes pour mieux protéger l’enfant, renforcer la justice familiale ou clarifier les responsabilités parentales sont non seulement légitimes, mais nécessaires.
En revanche, rouvrir la porte à la polygamie reviendrait à fragiliser les femmes, à déstabiliser les familles et à renier un acquis fondateur de l’identité juridique tunisienne. La Tunisie a bâti sa réputation sur l’audace réformatrice et la défense des droits des femmes. Remettre en question ce socle serait non seulement un recul historique, mais aussi une atteinte à l’équilibre social déjà fragile.
Le débat peut évoluer, les lois peuvent s’adapter, mais les principes qui ont fait avancer le pays ne sauraient, en aucun cas, être remis en cause.
Ahmed NEMLAGHI
