Le Temps : Nous assistons ces derniers temps à l’amplification de plusieurs phénomènes comportementaux négatifs, que ce soit au sein des institutions éducatives ou dans la société. Pensez-vous que nos valeurs traditionnelles aient laissé place à l’individualisme, à l’insouciance, au laxisme et à l’irresponsabilité?
Myriam Besbes : Nous constatons une crise des valeurs. Elle est perceptible à travers différents symptômes : violence verbale banalisée, manque de respect des règles, désengagement citoyen, intolérance ou encore, quête excessive d’instantanéité et de gratification immédiate. Cependant, il est essentiel de préciser qu’il ne s’agit pas d’une crise des jeunes, mais bien d’une crise globale, intergénérationnelle, alimentée par des transformations profondes de la société.
– La crise des valeurs est-elle réelle, notamment chez les jeunes ?
– En tant que coach et formatrice intervenant dans les établissements scolaires, je constate que les jeunes ne manquent pas de valeurs : ils manquent de repères, de modèles cohérents et surtout, d’espaces sécurisés pour développer leurs compétences socio-émotionnelles.
Les jeunes sont souvent accusés d’être individualistes, mais la réalité est plus nuancée : ils aspirent à des causes, à l’entraide, à l’engagement… lorsqu’on leur donne un cadre pour le faire. Les ateliers de soft skills dans les écoles le montrent : dès qu’on leur parle d’empathie, de leadership positif, de responsabilité, ils répondent présents.
La crise des valeurs n’est donc pas un état définitif, mais un appel à reconstruire ensemble des repères solides.
– Pourquoi a-t-on le sentiment que «c’était mieux avant» ? Quelles sont les causes du déclin moral ?
– Le sentiment que «tout était mieux avant» est humain : il traduit notre difficulté à accepter les changements rapides. Les générations passées ont connu des structures sociales stables : familles élargies, communautés soudées, forte transmission des traditions. Aujourd’hui, plusieurs facteurs ont contribué à fragiliser les valeurs. Je cite l’explosion du numérique et des réseaux sociaux, qui ont accéléré la diffusion de l’irrespect, du jugement instantané, du sensationnel, du consumérisme et de la culture de l’immédiateté, qui affaiblissent la valeur de l’effort, de la patience et du mérite, l’érosion progressive de l’autorité éducative, parfois confondue avec la rigidité, le stress social, les inégalités, les crises économiques qui poussent chacun à se recentrer et à se recroqueviller sur soi-même et la dévalorisation des métiers de l’éducation qui fragilise ceux chargés de transmettre les valeurs fondamentales. Il ne s’agit pas de dire que tout était parfait avant, mais de reconnaître que l’environnement actuel complexifie la mission éducative.
– L’école est-elle responsable de la crise des valeurs ?
– L’école a une responsabilité, mais elle n’est pas la seule. Elle accueille les enfants quelques heures par jour, mais ceux-ci sont exposés à des influences multiples : famille, médias, réseaux sociaux, environnement social, pairs… L’école est parfois accusée injustement : elle ne peut pas réparer seule des fractures sociétales profondes. En revanche, elle peut devenir un acteur majeur de la reconstruction, à condition qu’on lui en donne les moyens. En tant que formatrice en soft skills, je vois que les enseignants manquent parfois de formation sur les compétences émotionnelles et relationnelles. L’école est centrée sur les savoirs académiques, alors que les jeunes ont besoin d’apprendre la gestion des conflits, la communication, la coopération, la confiance en soi. Lorsqu’on introduit des ateliers de soft skills, les comportements évoluent très positivement. L’école n’est donc pas la cause principale de la crise, mais elle peut être l’un des leviers les plus puissants pour la résorber.
– Comment transmettre des valeurs comme la responsabilité ou le respect dans un environnement qui banalise l’irresponsabilité et la violence ?
– La transmission des valeurs ne peut pas reposer uniquement sur un discours. Elle repose sur l’exemplarité, la cohérence et la répétition quotidienne. Je cite quelques pistes concrètes : créer des espaces de dialogue où les jeunes peuvent exprimer leurs émotions, leurs incompréhensions, leurs frustrations, enseigner les soft skills dès le plus jeune âge -empathie, assertivité, gestion des conflits, écoute active-, valoriser les comportements positifs, car un jeune qui fait preuve de respect doit être reconnu autant qu’un jeune qui crée des problèmes et qui est sanctionné, encourager la participation des jeunes à des actions solidaires car c’est en agissant qu’on comprend la valeur du don de soi. Dans les ateliers que nous proposons via le Lions Club, les jeunes découvrent comment leurs choix influent sur les autres. Et cela change leur rapport aux valeurs.
– Faut-il réinvestir d’urgence dans les principes fondamentaux de l’école ?
– Absolument. Les valeurs ne sont pas innées : elles se construisent, et l’école est l’un des lieux les plus puissants pour cela.
Les axes prioritaires sont :
-la citoyenneté active : apprendre à débattre, à s’engager, à comprendre le fonctionnement de la société.
-Le civisme et la probité : redonner goût au respect des règles, de la parole donnée, du travail bien fait.
-La solidarité et l’inclusion : développer la capacité à coopérer et à respecter la différence.
-Le respect des droits humains : comprendre la dignité humaine, la tolérance, la non-violence.
-La valorisation de la culture et du savoir : réhabiliter l’effort intellectuel et la curiosité.
– Le développement des soft skills : communication, leadership éthique, coopération. C’est précisément la mission que nous portons dans nos actions avec les Lions Clubs : accompagner les établissements scolaires pour intégrer ces piliers de manière concrète et engageante.
– La responsabilité est-elle individuelle ou collective ?
– Les deux, indissociablement. Cette responsabilité est individuelle. Chaque citoyen joue un rôle par ses choix, son langage, ses interactions. Un simple geste comme saluer, exprimer de la gratitude, respecter un engagement contribue à restaurer le tissu social. C’est une responsabilité aussi collective. Les institutions, les médias, les familles, les associations, les entreprises…Tous contribuent à créer un environnement qui encourage ou décourage les valeurs. Nous devons inspirer par l’exemple, accompagner les jeunes dans leur développement humain, porter des projets éducatifs structurants, créer des synergies entre école, famille et société civile.
La crise des valeurs n’est pas une fatalité. C’est une occasion de réinventer une société plus consciente, plus solidaire, plus respectueuse. Mais cela nécessite l’engagement de chacun.
