Décidément, le malheur des agriculteurs vient davantage de l’incapacité des divers intervenants dans la filière huile d’olive à gérer l’abondance que de la rareté. En effet, la Tunisie a accédé cette année au rang de deuxième producteur mondial, derrière l’Espagne, grâce à une production record estimée à 500 000 tonnes durant la campagne 2025-2026, contre 340 000 tonnes durant la campagne précédente.
Sauf que, de fortes disparités s’observent entre les prix d’huile d’olive à la production, c’est-à-dire les prix proposés aux agriculteurs par les huileries et les exportateurs sur le marché national, et les prix pratiqués sur le marché international.
Sur le marché local, le prix du litre d’huile d’olive extra-vierge à la production est passé sous la barre des 8 dinars cette semaine, alors qu’il est écoulé en moyenne à 4,2 euros (14,3 dinars) sur le marché international. En conséquence, de nombreux oléiculteurs ont suspendu l’opération de cueillette des olives, notant que les prix proposés par les huileries ne couvrent pas leurs coûts de production. Certains d’entre eux menacent même d’arrêter totalement la cueillette, tant que les prix ne s’améliorent pas.
Le député Hassan Jarboui estime que la forte chute des prix observée ces dernière semaines s’explique essentiellement par «les agissements de certains lobbies d’exportateurs locaux, qui ont provoqué artificiellement une forte baisse des prix en renonçant à commander, pendant quelques jours ou quelques semaines, les quantités disponibles dans les huileries, avant d’acheter l’or vert à des prix à 8 dinars ou moins et de le vendre en vrac à des acteurs étrangers, notamment des importateurs italiens et espagnols.
«Des acteurs étrangers provenant de pays concurrents, notamment l’Espagne et l’Italie, disposant de relais actifs sur le territoire national manigancent pour réaliser le maximum de marges sur le dos des petits agriculteurs et des caisses de l’Etat», a-t-il souligné sans nier l’existence d’acteurs tunisiens «patriotes» et «intègres».
Le député a également indiqué que les acteurs étrangers, qui tirent les ficelles de l’effondrement des prix en Tunisie en connivence avec les lobbies locaux, conditionnent l’huile tunisienne sous leurs propres marques et la revendent à des prix bien supérieurs sur les marchés internationaux. Résultat : une perte considérable pour l’économie tunisienne en termes de valeur ajoutée, d’image de marque et de revenus pour les producteurs locaux.
Riche, fruitée, appréciée des connaisseurs pour ses qualités organoleptiques exceptionnelles, l’huile d’olive tunisienne a pourtant tout pour rivaliser avec les huiles européennes les plus prisées. Malgré cela, elle reste quasiment invisible dans les rayons des supermarchés internationaux, car vendue dans des bouteilles estampillées «Made in Spain» ou «Made in Italy». Au bout du compte, la Tunisie enregistre une perte économique estimée à plusieurs milliards de dinars chaque année. Alors que le litre d’huile tunisienne exporté en vrac est vendu à 8 dinars, le même litre conditionné et étiqueté à l’étranger peut atteindre jusqu’à 30 dinars sur les marchés européens ou nord-américains.
Augmenter les capacités de conditionnement
Le député Hassan Jarboui estime que la solution immédiate à la crise a été évoquée récemment par le Président de la République, Kaïs Saïed, lors d’une réunion tenue le lundi 15 décembre avec la Cheffe du gouvernement, Sarra Zaâfrani Zenzri, et le ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, Ezzedine Ben Cheikh. Il s’agit de «la fixation d’un prix de référence qui soit en mesure de permettre aux agriculteurs de bénéficier de leurs pleins droits». D’après lui, ce prix plancher ne doit en aucun cas être inférieur à 10 dinars.
De son côté, le député Bilel Mechri, président de la commission de l’agriculture au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), a estimé que le prix actuel de l’huile d’olive sur le marché local est le fruit d’une «manœuvre orchestrée par certains exportateurs et des parties étrangères», notant que le prix plancher évoqué par le Chef de l’Etat doit être mis à jour chaque semaine pour suivre l’évolution des prix sur le marché mondial. Il a également souligné l’importance de réorienter les subventions actuellement allouées aux huiles végétales importées, dont le montant s’élève en moyenne à 480 millions de dinars par an, vers l’huile d’olive, afin de soutenir la production nationale.
A plus long terme, l’intérêt devrait cependant se porter sur la mise en place d’incitations fiscales et financières pour encourager des investisseurs privés et l’Office National de l’Huile (ONH) à moderniser et étendre les capacités locales de stockage, d’embouteillage et de conditionnement répondant aux normes internationales (traçabilité, certifications, design attractif, etc.), tout en veillant à créer des marques nationales fortes bénéficiant de certifications par des organismes internationaux et d’appellations d’origine contrôlée (AOC), ainsi que sur le soutien de la promotion de ces marques tunisiennes d’huile d’olive à l’international, avec une stratégie marketing et de branding axée sur la qualité, l’authenticité et l’origine.
Selon les données de l’Observatoire national de l’agriculture (Onagri), la Tunisie a exporté environ 252,7 mille tonnes d’huile d’olive durant les dix premiers mois de la campagne 2024-2025 (novembre-août). 85,3% de ces volumes ont été cependant exportés vers les marchés internationaux, dont notamment ceux de l’Union européenne, en vrac.
Les recettes totales engrangées ont atteint quelque 3,3 milliards de dinars, dont 79% provenant de l’huile d’olive en vrac. L’huile d’olive conditionnée a ainsi représenté 14,7% seulement des quantités exportées, mais 21% des recettes, ce qui reflète l’ampleur d’un grand bradage d’une précieuse ressource nationale.
La filière d’huile d’olive constitue pourtant un pilier de l’économie tunisienne, en raison de ses dimensions économiques et sociales. En plus des recettes en devises qu’elle rapporte (5 milliards de dinars durant la campagne 2023/2024), le secteur fait travailler des centaines de milliers de personnes, procure plus de 40 millions de journées de travail/an d’une façon permanente ou occasionnelle, et a des effets d’entraînement sur d’autres secteurs productifs. Les superficies des oliviers couvrent en Tunisie plus de 66% des terres agricoles, soit l’équivalent de 1,9 million d’hectares comptant plus de 100 millions de pieds, ce qui confère à la Tunisie le deuxième rang mondial au niveau des plantations.
Walid KHEFIFI
