Par Jamel BENJEMIA
Il est des transformations qui ne naissent ni d’un décret ni d’un plan stratégique, mais d’un déplacement intérieur, presque imperceptible, par lequel une organisation cesse de se contempler en fragments pour tenter, enfin, de se penser comme un tout vivant. L’expérience vécue chez un constructeur automobile japonais à la fin des années 1990 appartient à cette lignée rare de métamorphoses silencieuses. Elle ne s’est pas imposée par la contrainte, encore moins par l’injonction, mais par la rencontre. Dix personnes, venues d’horizons dissemblables, réunies sans autre ambition que celle de comprendre ce qui, depuis une décennie, paralysait l’entreprise de l’intérieur.
À cette époque, le constructeur automobile japonais s’était enfermé dans une architecture à la fois rassurante et mortifère. Des silos étanches, des expertises jalouses, des responsabilités rigoureusement délimitées. Chacun accomplissait son métier avec sérieux, parfois avec brio, mais toujours dans un périmètre étroit, protégé, presque sacralisé. L’intelligence collective, privée de circulation, s’était lentement atrophiée. L’entreprise avançait, certes, mais à vide, privée d’élan, privée de vision.
La décision de mêler fonctions, cultures et nationalités fut d’abord perçue comme une hérésie managériale. Elle s’est révélée une libération. Car lorsque les savoirs cessent de se regarder en chiens de faïence, lorsqu’ils acceptent de se confronter plutôt que de s’ignorer, ils recomposent le réel. Et l’entreprise, soudain, recommence à voir.
Les silos, cette forteresse invisible
Les silos ne sont jamais proclamés. Ils ne figurent dans aucun organigramme officiel. Ils se construisent lentement, à bas bruit, sous couvert d’efficacité, de rigueur et de professionnalisme. Chaque département affine son langage, protège ses indicateurs, sacralise ses procédures, jusqu’à faire de ses outils des fins en soi. À terme, l’entreprise devient une mosaïque de compétences juxtaposées, capables de coexister, rarement de dialoguer autrement que par notes interposées. Ce cloisonnement rassure les structures, mais appauvrit la pensée.
Chez le constructeur automobile japonais, comme dans tant d’autres organisations, cette logique avait produit une forme d’aveuglement collectif. Les problèmes étaient analysés, disséqués même, mais toujours depuis un angle unique. La production optimisait ses coûts sans percevoir l’attente mouvante du marché. Le marketing promettait sans toujours mesurer la réalité des contraintes industrielles. La finance arbitrant, souvent trop tard, entre deux vérités également incomplètes. Chacun avait raison, isolément. L’ensemble, lui, avait tort.
Les silos finissent ainsi par transformer l’expertise en dogme. Ils substituent la défense du territoire à la recherche du sens. Et lorsque la crise survient, l’entreprise découvre, avec stupeur, qu’elle ne manque ni de talents ni de ressources, mais d’une capacité essentielle, celle de relier. Relier les idées, les métiers, les cultures. Relier, en somme, ce qui aurait toujours dû l’être.
La diversité comme méthode
La rupture opérée chez le constructeur automobile japonais ne relevait ni d’un outil inédit ni d’une ingénierie managériale sophistiquée. Elle procédait d’un geste plus audacieux encore : une confiance assumée dans la diversité humaine. Cette intuition, devenue depuis une étude de cas de référence à la Harvard Business School, a été théorisée comme l’une des expériences les plus éclairantes de la collaboration interfonctionnelle contemporaine. Rassembler autour d’une même table un chef d’usine japonais, un avocat français, un responsable commercial américain, un acheteur brésilien, ce n’était pas céder au folklore managérial. C’était poser un acte intellectuel fort : reconnaître que la vérité de l’entreprise est fondamentalement plurielle, et qu’aucune fonction, aucune culture, aucun territoire d’expertise ne peut prétendre en détenir, à lui seul, la clé.
Dans ces équipes interfonctionnelles, volontaires par essence, les certitudes vacillaient. Le langage technique se frottait à l’intuition du marché. Les chiffres entraient en conversation avec l’expérience du terrain. Les réflexes culturels, parfois antagonistes, obligeaient chacun à expliciter ce qu’il tenait jusque-là pour évident. Ce lent travail de mise à nu produisait un effet inattendu : les problèmes, longtemps masqués par la routine, devenaient soudain limpides.
Là où les comités homogènes reproduisent inlassablement les mêmes diagnostics, ces groupes hétérogènes révélaient des opportunités enfouies. Ils percevaient ce que les structures verticales avaient cessé de voir : les angles morts organisationnels, les incohérences silencieuses, les potentiels inexploités. L’innovation ne surgissait pas d’une illumination soudaine, mais d’un dialogue exigeant, parfois inconfortable, toujours fécond. La diversité cessait alors d’être un slogan. Elle devenait une méthode de lucidité.
Quand l’intelligence circule
Le redressement du constructeur automobile japonais, mesurable à la fois dans les chiffres et dans la confiance retrouvée, tient à cette circulation retrouvée de l’intelligence. En brisant les silos, l’entreprise n’a pas dilué les responsabilités, elle les a éclairées. Chacun continuait d’incarner son métier, mais désormais au contact des autres, dans une compréhension élargie de l’ensemble, libérée des faux antagonismes.
Ce décloisonnement a produit un effet rare. La production ne s’opposait plus au marketing. La finance ne jouait plus le rôle d’arbitre tardif. Les décisions gagnaient en cohérence parce qu’elles étaient pensées en amont, collectivement, dans un langage partagé. L’entreprise retrouvait une respiration, un rythme, une continuité.
En 2005, le constructeur automobile japonais valait deux fois plus que son partenaire originaire de France. Ce chiffre, souvent cité, ne dit pourtant pas l’essentiel. Il ne mesure ni la reconquête de la fierté interne ni la renaissance d’une vision commune. Il atteste simplement qu’une organisation qui apprend à se parler retrouve, presque mécaniquement, sa capacité à créer de la valeur. Lorsque l’intelligence circule, les stratégies cessent d’être défensives. Elles deviennent narratives. Elles racontent une trajectoire, un sens, une ambition. Et c’est souvent cette cohérence retrouvée qui fait la différence durable.
À la veille d’un nouveau cycle
À l’approche d’une nouvelle année, la question mérite d’être posée sans détour, presque sans ménagement. Votre organisation a-t-elle réellement adopté la collaboration interfonctionnelle, ou continue-t-elle à célébrer la transversalité tout en perpétuant, dans les faits, les silos ? A-t-elle osé mêler les langues, les métiers, les cultures ou se contente-t-elle d’en faire un chapitre soigné dans ses rapports annuels, rangé, rarement incarné ?
Car il est une autre manière, plus feutrée, de reconduire les silos : recruter inlassablement les mêmes profils, issus des mêmes écoles, façonnés par les mêmes grilles de lecture, rassurants parce que prévisibles. Sous couvert d’excellence, cette homogénéité fabrique une consanguinité organisationnelle qui se croit vertu, alors même qu’elle devient impasse, stérile et auto-satisfaite.
Or, ce n’est pas la compétence qui manque, mais la contradiction féconde. Recruter toujours les mêmes esprits, c’est réduire volontairement le champ du pensable. C’est neutraliser l’irruption de l’inattendu, du regard oblique, de la question naïve qui dérange et éclaire. À force de se ressembler, l’organisation finit par se persuader qu’elle détient le secret, une forme de pierre philosophale managériale, jusqu’au jour où le réel, brutalement, la dément.
Réapprendre à penser ensemble
L’expérience du constructeur automobile japonais rappelle une vérité simple, souvent oubliée : les entreprises ne meurent pas d’un manque de compétences, mais d’un excès de cloisonnement. Elles s’éteignent lorsque les savoirs cessent de dialoguer, lorsque la spécialisation devient une fin en soi, lorsque la structure l’emporte sur le sens.
La collaboration interfonctionnelle n’est ni une mode ni une recette miracle. Elle est une éthique de gouvernance. Elle suppose une confiance accordée aux femmes et aux hommes, à leur capacité de dépasser leurs rôles pour servir une vision commune. Elle exige du temps, de l’écoute et une forme de courage managérial, celui de préférer l’intelligence partagée à l’autorité solitaire.
À l’heure des grandes transitions, économiques, technologiques, humaines, les organisations qui sauront relier plutôt que segmenter disposeront d’un avantage décisif. Elles verront plus clair, plus tôt. Elles décideront mieux, ensemble. Elles transformeront la diversité en force créatrice, et non en simple ornement discursif.
Penser ensemble n’est pas une concession. C’est un acte de lucidité. Et parfois, comme chez le constructeur automobile japonais, cette lucidité suffit à rouvrir l’avenir.
