La réforme de l’article 96 du Code pénal tunisien se concrétise progressivement. La Commission de législation générale de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a récemment adopté une proposition de loi visant à en modifier le contenu, en particulier la réduction des peines encourues et l’introduction d’une distinction entre les fautes commises de bonne foi et celles relevant d’une intention délibérée de nuire à l’administration publique. Cette réforme s’inscrit dans une volonté de lever les blocages entravant le bon fonctionnement de l’administration, dus notamment à une interprétation rigide et dissuasive de cet article.
En effet, dans sa version actuelle, l’article 96 punit de dix ans d’emprisonnement tout fonctionnaire ou agent public ayant, dans l’exercice de ses fonctions, causé un préjudice à l’administration, en se procurant ou en procurant à autrui un avantage indu. Bien que l’intention initiale du législateur ait été de sanctionner les actes de mauvaise foi, cet article a souvent été utilisé, notamment sous l’ancien régime et durant la dernière décennie, pour poursuivre des agents publics ayant simplement commis des erreurs de gestion ou agi sans intention délictueuse. Cette situation a engendré un climat d’autocensure et de paralysie au sein de l’administration. De nombreux responsables, craignant d’éventuelles poursuites, ont préféré s’abstenir de toute initiative, ralentissant considérablement la mise en œuvre des politiques publiques et des projets de développement. D’autres, abusant de ce contexte, ont utilisé la peur d’engagement pénal comme prétexte pour bloquer délibérément l’action administrative. Face à cette dérive, le Président de la République, Kaïs Saïed, a appelé à plusieurs reprises à une criminalisation des actes d’obstruction volontaire au service public, insistant sur la nécessité de poursuivre quiconque s’abstient délibérément d’exécuter ses tâches dans le but d’entraver la marche de l’administration. La révision de l’article 96 vise ainsi à rétablir un équilibre : elle doit garantir la responsabilisation des agents publics tout en évitant les poursuites abusives fondées sur de simples erreurs de gestion. Il ne s’agit plus de régler des comptes, mais d’instaurer un cadre légal propice à l’efficacité de l’administration, sans renoncer aux exigences de transparence et de reddition des comptes. Cette réforme s’inscrit plus largement dans le processus de refonte des textes juridiques, conformément à la vision présidentielle, qui tend à concilier l’objectif de justice avec celui de continuité et d’efficience du service public.
Introduire le facteur intentionnel
Des experts en droit pénal ont été consultés à ce propos, et ont suggéré à la commission d’abandonner le délit de « nuire à l’administration » qui est une notion assez vague et d’introduire le facteur intentionnel. Me Mongi Lakhdhar, avocat pénaliste et ancien magistrat, a insisté sur la nécessité de distinguer clairement entre actes de mauvaise foi — relevant du pénal — et fautes de gestion, qui relèvent davantage du droit disciplinaire. Selon lui, « il est indispensable d’établir que le fonctionnaire mis en cause ait agi avec l’intention explicite de nuire à l’administration publique pour que sa responsabilité pénale soit engagée ». En l’absence de cette intention, il serait injuste de poursuivre un agent pour un simple manquement ou une erreur administrative. Dans cette optique, les experts ont également proposé l’introduction d’une enquête préalable obligatoire avant toute poursuite judiciaire. Cette étape permettrait de vérifier l’existence d’un comportement délictueux caractérisé, avant de saisir la justice pénale. Elle viserait à éviter les poursuites hâtives contre des agents ayant agi de bonne foi, mais dans un contexte administratif complexe, voire défaillant.
Elargissement de la notion de fonctionnaire public
Un autre point a été soulevé par les experts tels que Me Najet Brahmi ou Me Hatem Bellahmar, à savoir l’élargissement de la notion de « fonctionnaire public ». Aujourd’hui, plusieurs agents exerçant des responsabilités équivalentes dans des institutions publiques ou semi-publiques échappent à cette définition, ce qui entraîne une application inégale des textes. Les experts ont donc recommandé d’uniformiser cette qualification afin de couvrir l’ensemble des personnes investies d’une mission de service public, quelle que soit leur forme contractuelle. Ces propositions visent à restaurer la confiance dans l’administration, en offrant aux fonctionnaires un cadre juridique clair, équilibré et protecteur. Elles permettent de distinguer la gestion responsable de l’abus de pouvoir et de replacer l’action publique sous le signe de l’efficacité, sans compromettre les principes de justice et de redevabilité.
Une gouvernance au service du citoyen
Ainsi, la réforme de l’article 96 du Code pénal vise, d’une part, à instaurer un climat de confiance entre les fonctionnaires et les citoyens, et d’autre part, à éviter que des projets ne soient indéfiniment bloqués par crainte de poursuites pénales pour préjudice à l’administration. L’objectif est de trouver un équilibre juste entre la nécessaire protection des deniers publics et l’impératif de continuité et d’efficacité du service administratif. Cela implique de garantir un environnement de travail sain et fonctionnel, où les responsables peuvent agir sans craindre d’être injustement incriminés. Comme l’a souligné le Chef de l’Etat, cette réforme, à l’instar de toute initiative législative, doit être appliquée dans un esprit de redevabilité, fondé sur la bonne foi et le service de l’intérêt général, et non dans une logique de règlement de comptes. En instaurant un équilibre entre efficacité administrative et responsabilité pénale, cette révision permettra de libérer les initiatives, sans pour autant relâcher la vigilance sur la probité. Il s’agit là d’un pas important vers une gouvernance plus juste, plus efficiente et réellement au service du citoyen.
Ahmed NEMLAGHI
