Par Jamel BENJEMIA
Il fut un temps où penser signifiait prendre le risque d’être seul. Aujourd’hui, penser, c’est coller aux normes, répéter les conclusions des autres, ajuster ses intuitions à la température moyenne d’un algorithme. Le mot lui-même a perdu de sa charge : il ne signifie plus ni angoisse ni courage. Il désigne, tout au plus, une posture. L’intelligence s’est faite discrète, presque invisible. Et dans ce silence, l’intelligence artificielle (IA) a trouvé un trône.
On ne débat plus, on prédit. On n’éclaire plus, on calcule. La logique a remplacé le jugement. La pensée humaine, lente, imparfaite, tâtonnante, n’a plus sa place dans ce monde de certitudes programmées. On l’a figée, momifiée. Elle trône dans les musées, tandis que le mouvement est passé ailleurs.
L’intelligence artificielle n’est pas une invention. C’est une croyance. Elle repose sur une liturgie froide : la data comme prophétie, le code comme sacrement.
Le comble ? Ils parlent en notre nom. L’algorithme prétend refléter notre monde. Mais quel monde ? Celui des puissants, des bavards et des surreprésentés. Les dominés, les invisibles et les hésitants n’ont plus voix au chapitre.
Ils avaient promis l’émancipation. Nous avons hérité d’une nouvelle Nomenklatura. Les ingénieurs dictent la norme. Les développeurs arbitrent la vérité. Les «systèmes» imposent leurs verdicts comme autrefois les oracles. Le pire ? Leur foi est d’autant plus dangereuse qu’elle se croit neutre.
Mais regardons bien : toute cette architecture repose sur un postulat inavoué, celui de la dépossession. Plus besoin de penser : on délègue. Plus besoin de comprendre : on clique. Un service parmi d’autres dans le grand marché de la conscience sous-traitée.
La grande anesthésie
Ce que l’on sacralise aujourd’hui, ce n’est pas l’intelligence. C’est sa version technique, épurée de tout trouble, désincarnée, parfaite. Une intelligence sans révolte, sans désordre, sans vertige. On ne veut plus de Montaigne ni d’Héraclite. Trop lents, trop profonds, trop humains.
Ce que l’on veut, c’est de la réponse rapide, claire, efficace. L’intelligence comme solution nous expose et nous rend vulnérables. Et c’est précisément cette part fragile qu’on nous demande aujourd’hui de supprimer.
Dans ce monde saturé d’informations, on confond l’accès avec la compréhension, la donnée avec la vérité. Et l’on se laisse glisser dans une torpeur numérique où l’on ne pense plus : on valide.
L’IA n’est pas notre ennemie. Elle est notre anesthésiste. Elle endort notre inquiétude. Elle rend la complexité inutile. Et, sous prétexte de nous rendre plus performants, elle nous rend imperméables à tout ce qui ne se mesure pas.
L’oubli de l’histoire
Une civilisation meurt quand elle oublie son passé. Les bibliothèques sont devenues des bases de données, les textes, des corpus d’entraînement. Les génies du passé servent désormais à entraîner les modèles, non à éveiller les esprits.
On croit faire dialoguer Platon avec Shakespeare. En vérité, on les désincarne. On les réduit à des occurrences. On les extrait de leur époque, de leur lutte, de leur corps même. Ce que l’on nomme «patrimoine intellectuel» devient un gisement statistique. Je me souviens d’une émission, «Droit de réponse», animée par Michel Polac. Une reconstitution d’un réalisme saisissant de l’atmosphère du Café de Flore, où la crème tiède de l’intelligentsia parisienne bobo, vestige décaféiné de la gauche caviar et de la droite cassoulet, devisait doctement, entre deux gorgées de chardonnay bio, sur «l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites», comme si le sérieux de la posture suffisait à racheter la futilité du propos. L’animateur s’est mis à commenter une œuvre d’un lauréat du Nobel. Il a cité un passage traduit approximativement en français. En oubliant que le souffle poétique, comme le vin, ne voyage pas toujours bien. La beauté d’un texte se loge dans sa langue natale. Ce soir-là, j’ai compris la chance de pouvoir lire Al-Mutanabbi ou Aboû Nawâs dans une langue arabe classique châtiée, où le sens épouse le rythme, où chaque mot convoque une mémoire millénaire. Rien, jamais, ne remplacera cela.
Penser malgré tout
Il faudra réapprendre à penser contre la facilité, contre la vitesse, contre l’illusion du savoir immédiat. Penser lentement, humblement, douloureusement peut-être, mais penser encore. Refuser la dictature de l’évidence, réhabiliter le trouble, accueillir le silence.
La pensée n’est pas morte. Elle est seulement embaumée. Il nous appartient de briser le verre, de rouvrir le sarcophage, de laisser revenir la voix. Une voix tremblante, parfois, mais vivante. Car aucune machine, aussi brillante soit-elle, ne remplacera jamais ce qui bat au fond d’un être qui doute et qui espère.
Il m’arrive de penser à ce que signifie une signature humaine. Elle ne se limite pas au style. Elle est faite de strates, d’héritages, de gestes transmis dans le secret. Elle porte le poids d’un nom. Si tant de garçons de ma génération portent le prénom Jamel, ce n’est pas un hasard. C’est une résonance. Celle de Nasser. Un président, certes. Mais surtout une voix. Un tribun dont le souffle levait les foules. Un homme qui savait que le verbe pouvait renverser l’histoire, pas seulement l’analyser. Rien dans une base de données ne garde la vibration d’un discours de Nasser au Caire, la ferveur qui remontait des foules. Cette part-là du monde, ni l’algorithme ni la statistique ne sauront jamais la traduire.
Gaza, le seuil de l’ignominie
Il aura suffi de vingt-quatre heures pour que la parole présidentielle américaine vacille, se contredise, se fissure sous le poids de l’évidence. D’abord, le président Trump, dans un déni glacial, balayait l’idée même de famine à Gaza, comme on efface d’un revers de manche une vérité trop crue. Mais le lendemain, face à l’inexorable accumulation des faits, il s’est résolu à murmurer ce que le monde entier voit : la faim, vorace et silencieuse, creuse les ventres et sculpte les corps en spectres d’enfants, os sur peau, regard éteint. Les mères, aux bras devenus sépulcres, ne bercent plus que l’absence. Et les vivres, promesses lointaines, se perdent dans l’étouffement des frontières, comme des secours qu’on retient exprès pour faire plier les âmes. Ce revirement présidentiel, si tardif, n’avait rien d’un sursaut de lucidité : il fut une capitulation sans gloire face à l’évidence, une reddition lente, contrainte, devant l’humanité qui saigne à ciel ouvert.
Et comme un écho à ce basculement tardif, deux ONG israéliennes, B’Tselem et Physicians for Human Rights, ont levé le voile sur l’indicible. «Il faut appeler un génocide par son nom», clament-elles, brisant le mur du silence, dans une déclaration aussi lucide que bouleversante, reprise dans le journal Le Monde du mardi 29 juillet 2025. Car il y a des mots qu’on étouffe trop longtemps, et qui finissent par éclater avec la force des larmes retenues. Gaza, martyre silencieuse, n’est plus seulement un théâtre de guerre, elle devient le miroir effroyable d’une humanité qui s’égare.
Le dernier rempart
Si la conscience humaine vacille, si elle abdique, si elle se tait… alors tout devient normal. Même la famine. Même les charniers. Même Gaza.
Ce n’est pas l’intelligence qui juge. Elle calcule. Elle exécute. Elle trie. Et ce qu’elle ne peut ni mesurer ni simuler, elle l’écarte, sans frisson, sans remords. La pensée, elle, vacille mais elle vibre. Elle tremble, mais elle résiste. Elle fait honte, parfois. Elle gêne. Mais elle est le dernier rempart contre l’indifférence glacée des machines.
Dans cette nuit algorithmique où tout devient données, il nous reste ce baromètre fragile : notre humanité. Elle n’indique pas le vrai ni le rentable ni le probable. Elle indique le juste. Elle perçoit l’horreur quand l’écran reste muet. Elle pleure quand les chiffres restent secs.
Et c’est peut-être là le plus grand danger : qu’un jour, des enfants meurent de faim, et que cela ne choque plus personne, parce que cela aura été prévu, validé, digéré par une logique qui ne connaît ni la honte ni l’effroi.
Il faut penser encore. Penser pour ne pas s’habituer. Penser pour ne pas trahir. Car sans la pensée vivante, ce qui reste n’est qu’un simulacre : un monde parfaitement organisé où les crimes sont neutres, et les larmes devenues optionnelles.
