Les jardins d’enfants, établissements longtemps considérés comme un pilier de l’éveil et de l’éducation préscolaire, vivent depuis de nombreuses années au rythme d’une crise silencieuse mais lourde de conséquences pour le secteur de la petite enfance. En l’espace de quelques années, près de 5 000 jardins d’enfants ont dû mettre la clé sous la porte, et ceux qui restent ouverts mènent une dure lutte pour la survie dans un environnement de plus en plus hostile.
Les causes de la lente agonie de ces établissements dédiés à l’encadrement de la petite enfance sont multiples et très imbriquées. La première cause tient à une réalité démographique implacable : la baisse continue du taux de fécondité en Tunisie. Avec un taux qui oscille désormais autour de 1,8 enfant par femme, la Tunisie est l’un des pays arabes où la natalité est la plus faible.
Ce déclin engendre mécaniquement une diminution du nombre d’enfants en âge de fréquenter les jardins d’enfants, réduisant ainsi la demande pour ce type d’établissements.
À cette réalité s’ajoute une évolution significative du système éducatif tunisien. La généralisation de l’année préparatoire dans les écoles publiques, destinée aux enfants de cinq ans, a profondément modifié le paysage préscolaire. Offerte gratuitement, cette année préparatoire attire naturellement les familles, même celles initialement prêtes à investir dans un jardin d’enfants privé. Et comme un malheur ne vient jamais seul, de nombreuses écoles privées ont adapté leur stratégie commerciale en abaissant l’âge d’entrée à 4 ans, parfois même plus tôt. En combinant prestations éducatives, services annexes et statut d’école à part entière, ces établissements attirent un public de plus en plus large, au détriment des jardins d’enfants traditionnels, contraintes à manger leur pain noir.
« L’intégration des enfants de 5 ans dans des classes préparatoires au sein des écoles primaires, souvent inadaptées et dépourvues d’encadrement spécialisé est nocif non seulement pour les jardins d’enfants, mais pour les mêmes », s’est offusquée la présidente de la Chambre nationale des crèches et des jardins d’enfants, Nabiha Kamoun Tlili, lors d’un point de presse tenu mardi au siège de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA, centrale patronale), tout en plaidant pour l’accueil des enfants dans des structures préscolaires spécialisées, mieux adaptées à leurs besoins de développement.
Les établissements anarchiques poussent comme des champignons
Une autre menace pour la survie des jardins d’enfants ayant pignon sur rue vient des jardins d’enfants et des écoles coraniques « anarchiques » des structures illégales, non agréées par les autorités, qui échappent à tout contrôle administratif et pédagogique. Proposant des tarifs souvent plus bas, ces établissements captent une part importante du marché, en dépit des risques potentiels pour le bien-être des enfants. Leur prolifération constitue une concurrence déloyale qui fragilise encore davantage les jardins d’enfants respectant les normes réglementaires et éducatives. Le ministère de la Femme, de la famille et de l’enfance a beau annoncer bon an, mal an la fermeture de plusieurs centaines de ces espaces éducatifs illégaux qui proposent des programmes non-conformes mais le mal semble impossible à circonscrire, ces établissements anarchiques n’en continuent pas moins de pousser comme des champignons.
Pris en étau entre des facteurs démographiques, économiques et réglementaires, les jardins d’enfants se retrouvent aujourd’hui à bout de souffle. Les professionnels du secteur tirent la sonnette d’alarme surtout que la baisse du nombre d’inscriptions, difficultés financières, licenciements massifs et précarisation du personnel sont devenus monnaie courante.
Face à cette situation critique, la question de l’avenir du secteur se pose avec acuité. Faut-il repenser le rôle des jardins d’enfants dans le système éducatif tunisien ? Comment mieux les intégrer dans la politique publique de l’encadrement la petite enfance ? Un contrôle plus strict des établissements anarchiques, un soutien financier aux structures agréées, ainsi qu’une redéfinition de leur mission éducative pourraient être des pistes à explorer.
La Chambre nationale des crèches et des jardins d’enfants appelle dans ce cadre le ministère de l’Education à faire marche arrière en ce qui concerne sa décision relative à la généralisation de l’année préparatoire dans les écoles publiques et à subventionner le programme « Notre jardin d’enfant dans notre quartier », qui a été lancé dans l’optique de promouvoir la création de jardins d’enfants dans les zones qui en comptent le moins. S’inscrivant dans le cadre du plan de développement 2023-2025, ce programme prévoit d’intégrer 20 mille enfants âgés de 3 à 5 ans dans les établissements de prime enfance, avec l’octroi de la priorité aux enfants issus de familles à faibles revenus. Car derrière la crise étouffante des jardins d’enfants se meut un enjeu fondamental : celui du développement harmonieux de l’enfant tunisien. Négliger les premières années de la vie, c’est compromettre les chances de réussite à long terme. Le pays ne peut se permettre d’abandonner un secteur aussi crucial.
Walid KHEFIFI
