Chaque année, c’est le même scénario qui se répète : le Syndicat des pharmaciens d’officine de Tunisie (Spot) menace de suspendre le régime du tiers-payant pour protester contre les retards de paiement par la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM), au risque de priver des centaines de milliers d’assurés sociaux affiliés de la prise en charge des frais de soins. Des négociations laborieuses s’ensuivent pour aboutir à un accord dans le cadre duquel la caisse s’engage à respecter les délais de paiement prévus par la convention sectorielle signée par les deux parties. Mais ce n’est que partie remise, car le bras de fer resurgit après quelques mois.
Cette année, le Syndicat des pharmaciens d’officine a annoncé, dans un communiqué publié mardi, la suspension du système du tiers payant pour les médicaments destinés aux maladies ordinaires à compter du 1er octobre prochain, tout en maintenant la prise en charge des traitements destinés aux maladies chroniques et lourdes (APCI et AP). Il a dénoncé des retards dans le remboursement pouvant aller jusqu’à 180 jours, qui plongent les officines dans une situation financière critique. «Les solutions partielles et les mesures palliatives ne suffisent plus. Des réformes structurelles et des mesures d’accompagnement des officines sont nécessaires pour garantir la pérennité des officines et la continuité des prestations de soins», a fait remarquer le syndicat, rappelant que les pharmaciens ont compté depuis fin 2024 sur leurs propres moyens et sur des crédits bancaires pour fournir les médicaments aux patients.
Le syndicat a, par ailleurs, appelé ses adhérents à participer massivement à une Assemblée générale extraordinaire prévue le 25 octobre pour prendre les mesures nécessaires au sauvetage des officines et à la préservation des intérêts de la profession.
Dans le cadre du tiers-payant, le pharmacien conventionné avec la CNAM perçoit de l’assuré social 30% du montant global de l’ordonnance et ce, sur la base du prix public des médicaments dispensés. Le reste du montant de l’ordonnance, à la charge de la caisse, fait l’objet d’un décompte adressé au centre de référence (centre régional ou local de la caisse désigné par le pharmacien conventionné), afin que la caisse procède au paiement intégral du pharmacien dans un délai de 14 jours ouvrables à compter de la date de réception du décompte et ce, par virement bancaire ou postal au compte indiqué dans le dossier d’adhésion.
«En 2024, nous avons pris en considération la situation critique des caisses sociales et accepté que le délai soit prolongée à 60 jours. Mais nous avons été surpris de constater que la CNAM met désormais jusqu’à six mois pour nous rembourser», s’offusque Molka El Moudir, vice-présidente du Syndicat des pharmaciens d’officine. Et d’ajouter : «Les autorités s’étaient engagées à ce que la CNAM régularise la situation en avril 2025, mais rien n’a été jusqu’ici fait».
Un déficit structurel qui menace la pérennité du système d’assurance-maladie
Selon le Syndicat des pharmaciens d’officine, l’origine du mal se trouve dans le déficit abyssal de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et de la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (CNRPS). Ces deux caisses de sécurité sociale ne versent pas la part de la CNAM provenant des cotisations des assurés sociaux, puisque les régimes de retraite «siphonnent» la plus grosse part des ressources réservées aux dépens du système d’assurance-maladie.
Les dettes de la CNSS et de la CNRPS envers la CNAM ne cessent d’enfler depuis 2015, année durant laquelle les autorités ont fait le choix de privilégier le versement des pensions de retraite en puisant dans les ressources du régime national d’assurance-maladie au lieu de procéder à une réforme audacieuse et urgente des régimes de retraite. Ces dettes cumulées ont atteint 8787 millions de dinars (8,7 milliards de dinars) à fin 2022, selon le dernier rapport du ministère des Finances sur les établissements publics publié en janvier 2024. Elles auraient déjà dépassé les 10 milliards de dinars selon certaines sources.
Le déficit cumulé de la CNRPS et de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNRPS) devrait culminer à un montant record de plus de 2,5 milliards de dinars d’ici fin 2025, selon des sources proches du ministère des Affaires sociales.
D’après les dernières statistiques disponibles, la CNSS a affiché à fin 2024, un déficit de 1,2 milliard de dinars contre 950 millions de dinars en 2023. Ce déficit devrait dépasser 1,4 milliard de dollars d’ici la fin de l’année en cours, en raison notamment des augmentations de 7% des pensions accordées en mai dernier aux retraités.
La CNRPS a, quant à elle, vu son déficit atteindre 708 millions de dinars en 2024, contre 600 millions de dinars en 2023. Selon les projections, ce déficit devrait connaître une forte hausse en 2025 pour s’établir à plus de 1,1 milliard de dinars.
Quoi qu’il en soit, l’enchevêtrement, qui devient de plus en plus difficile à démêler entre les trois caisses sociales, est en train de ruiner l’ensemble du système d’assurance-maladie. Et c’est pour cette raison d’ailleurs que les prestataires de soins privés comme les pharmaciens d’officine, les médecins de libre pratique et les cliniques d’hémodialyse s’accordent à dire que toute réforme sérieuse du régime d’assurance-maladie doit être obligatoirement précédée par une réforme profonde des régimes de retraite.
Le déficit des régimes de retraite est d’ordre structurel. Il trouve essentiellement son origine dans les mutations démographiques et socioéconomiques qu’a connues la Tunisie au cours des dernières décennies. Il s’agit notamment du vieillissement de la population (le taux des personnes âgées de 60 ans et plus est passé de 5,58% en 1966 à 16,68% en 2024), de la hausse de l’espérance de vie (75 ans), de la propagation des emplois précaires et de l’essor de l’économie informelle. A cela s’ajoutent l’augmentation du taux de chômage dans un contexte marqué par une croissance économique atone, un accès tardif des jeunes à la vie professionnelle et la multiplication des plans sociaux et des départs à la retraite anticipée.
Au regard de ces divers facteurs, le ratio moyen actifs/retraités pour les deux caisses sociales (nombre de salariés actifs qui paient grâce à leurs cotisations les pensions des retraités, NDLR) a ainsi baissé à une vitesse vertigineuse au cours des trois dernières décennies. La moyenne actuelle pour les deux caisses (CNSS et CNRPS) est de moins de trois actifs pour un retraité (1,391 million de personnes bénéficient d’une pension de retraite contre 3,409 millions de personnes actives).
Walid KHEFIFI
