En dépit des progrès réalisés en matière d’éducation et de protection de l’enfance, le travail des enfants demeure une réalité en Tunisie. Selon les dernières enquêtes menées par l’Institut national de la statistique (INS) en collaboration avec l’UNICEF, plusieurs dizaines de milliers d’enfants âgés de 5 à 17 ans exercent une activité économique souvent au détriment de leur scolarité.
Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a consacré, mercredi dernier, une table ronde au phénomène du travail des enfants en Tunisie. Rami Ben Ali, chargé de mission au FTDES, a rappelé que le gouvernorat de Kairouan fait partie des zones les plus touchées par ce phénomène. Selon les données présentées au cours de la conférence, plus de 215.000 mineurs sont contraints de travailler, dont près de 136.000 dans le secteur agricole, un domaine qui demeure l’un des principaux employeurs de main-d’œuvre juvénile dans plusieurs régions.
En fait, parmi les cas de marginalisation et de précarisation en matière du droit du travail, le travail des enfants est le plus préoccupant, mais aussi le plus négligé, bien qu’étant consacré par le code du travail, dans ses articles 53 et suivants en vertu desquels les cas dans lesquels le travail des enfants est autorisé sont expressément énoncés. En principe, «les enfants de moins de 16 ans ne peuvent être employés dans toutes les activités régies par le présent code». Or de plus en plus, des enfants mineurs quittent l’école pour aller travailler. Ce phénomène est de plus en plus remarquable, que ce soit à la capitale, dans les grandes villes, ou à la campagne. Certains parents obligent leurs enfants à travailler, rien qu’à voir ceux qui engagent leurs fillettes dès l’âge de 15 ans en tant qu’aide-ménagères chez des familles, pour s’occuper du ménage et des enfants. D’autres travaillent chez des commerçants ou des artisans. Mais dans peu de cas, ces mineurs bénéficient de couvertures légales. Il y a peut-être 1% parmi les aide-ménagères qui sont assurées auprès de la CNSS, en plus du fait qu’elles soient sous-payées, selon les experts présents à la table ronde. Mais, malheureusement, il n’y a pour le moment aucun contrôle ni obligation de déclaration aux autorités en l’occurrence. Il y a une banalisation de ce phénomène. C’est ce qu’a fait remarquer la chercheuse Mounira Belghouthi qui a précisé que ce sont les zones économiquement fragilisées où le travail des enfants est le plus répandu.
La pauvreté, première cause
La cause principale est bien entendu la pauvreté, en plus de l’abandon scolaire et l’absence de dispositifs de protection sociale. Ce qui pèse lourdement sur l’équilibre psychologique et social des mineurs concernés. Ce phénomène est plus remarquable dans la région de Kairouan, qui est marquée par des taux élevés de pauvreté, d’analphabétisme et de décrochage scolaire. Mejda Mestour, présidente du bureau régional du FTDES à Kairouan, a expliqué que dans les zones rurales de cette région, il y a des enfants qui ne sont jamais allés à l’école. «Leur seule alternative devient alors de travailler dans l’agriculture, que ce soit pour aider leurs familles dans leurs exploitations ou dans d’autres fermes, parfois même sans rémunération», a-t-elle précisé. Elle a appelé à «mieux documenter le phénomène en actualisant les statistiques, afin d’assurer la scolarisation universelle et de lutter contre le décrochage scolaire».
Mieux sensibiliser la société et briser le silence
Il est nécessaire de sensibiliser davantage la société et de briser le silence sur cette réalité. Par ailleurs, il importe de repenser la stratégie de lutte contre le travail des mineurs qui devient un phénomène de plus en plus préoccupant. Pour cela, il faut d’abord s’attaquer aux causes, au premier rang desquelles la pauvreté. C’est à cause de leur pauvreté que des familles envoient leurs filles effectuer des tâches d’aide-ménagères par exemple, en acceptant qu’elles restent loin du foyer parental. Cette pratique persiste aujourd’hui, entretenue par des intermédiaires ou des «courtiers» qui mettent en relation les familles nécessiteuses et celles en quête de main-d’œuvre domestique, en tirant profit de cette exploitation infantile. C’est la raison pour laquelle la FTDES a émis certaines recommandations au cours de cette table ronde, dont notamment faire appliquer rigoureusement les lois interdisant le travail des mineurs et sanctionner systématiquement les contrevenants. Mais cette action répressive doit s’accompagner de mesures sociales et économiques ciblées pour soutenir les familles vulnérables, afin de supprimer les causes directes qui poussent les enfants à travailler.
Une révision en profondeur du cadre juridique s’impose
Toutefois, plusieurs acteurs plaident pour une révision en profondeur du cadre juridique, qu’il s’agisse du Code du travail, du droit à l’éducation ou du droit à la santé, afin de mieux garantir aux enfants une protection effective et le droit à une enfance digne, protégée et épanouie. Le travail des enfants n’est pas une fatalité, mais le révélateur d’inégalités tenaces et d’une protection sociale défaillante. Y mettre un terme exige un engagement politique ferme et durable, en cohérence avec la politique sociale prônée par le Chef de l’État, qui place la justice sociale et la protection de l’enfance au cœur des priorités nationales. En outre, il faut également une mobilisation de toute la société et une réelle volonté d’agir sur les causes structurelles, à savoir notamment, la pauvreté, l’abandon scolaire et l’absence d’alternatives économiques pour les familles. Protéger les enfants, c’est préserver l’avenir du pays. Les mineurs ne doivent plus être contraints de travailler au lieu d’aller à l’école, ce qui permettrait de construire une société juste, équitable et prospère. L’heure n’est plus à l’indifférence, mais à l’action collective et urgente pour garantir à chaque enfant le droit fondamental à une enfance digne et épanouie.
Ahmed NEMLAGHI
