Par Slim BEN YOUSSEF
Dans les petits ports, la mer se tait en bleu, et ce silence est un travail. Les barques peintes patientent comme des bêtes assoupies : felouques dociles, coques animales. Les filets pendus aux murs, lacérés de sel, sont des étoffes sacrées. Des doigts recousent, sachant que chaque maille est assiette, vin, avenir. Dans les criques de Sidi Mechreg, de Sidi Daoud ou de Kerkennah, la pêche artisanale palpite : souffle, mémoire, patience.
Les petits pêcheurs avancent de nuit, guidés par la lune, portés par le courant et la foi. Un éclat de veille, une étoile, un souvenir de vent : c’est toute leur navigation. Ils ramènent peu. Ce peu suffit pourtant. Une caisse de poissons fait vivre le soir, le feu, la joie. Ramener la mer à terre, c’est toujours plus qu’une capture : une offrande. Neruda l’avait écrit : dans chaque poisson, c’est la mer entière qui vient sur nos tables.
Pas de grandeur sans simplicité ? Chaque sortie en mer est une strophe, mais derrière l’ode surgit la lutte. Les mêmes mains qui caressent les filets serrent aussi les poings. Dans les ports de Mahdia, de Kélibia ou de Zarzis, les grands chalutiers vident les eaux au large, les intermédiaires fixent leur loi sur le quai. Les petits s’endettent pour flotter encore. Le sel, ici, nourrit les filets et les plaies.
Comme le vieil homme de Hemingway, ils affrontent la mer autant qu’ils l’aiment, et reviennent toujours avec plus de fatigue que de prise.
Alors il faut considérer ceci : la pêche artisanale est bien plus qu’un folklore pour touristes. Elle est science des courants, économie du peu, écologie du tout. Elle connaît la logique des marées, respecte la saison des poissons, protège ce qu’elle prélève. Trois définitions suffisent : la barque est compagnon, racine, destin. Le pêcheur est veilleur, faiseur de vie, poète. La mer est combat, mystère, justice.
C’est cela que nous risquons de perdre. Ce métier fragile demeure un rempart. Contre l’oubli, contre la voracité, contre l’illusion que tout se calcule.
L’avenir d’une côte tient dans la silhouette d’une felouque au retour du large. Le monde tient parfois dans un filet : tendu entre la survie et la beauté, entre le sel et la grâce.
Il faudrait protéger ces gestes comme on protège une langue. La pêche artisanale est une poésie de mer. La perdre, c’est perdre la mer.
