L’administration publique est-elle malade ? La question mérite d’être posée au regard des dérives constatées dans plusieurs secteurs vitaux, qu’il s’agisse de celui de la santé, de l’éducation ou encore des transports. Or, la Tunisie a toujours été un pays de droit, doté de lois encadrant aussi bien les rapports entre citoyens que ceux avec les institutions. Mais force est de constater que la distance entre les textes et la pratique reste préoccupante.
La cause de ces dérives réside dans les anciennes pratiques qui continuent de miner le fonctionnement des services publics. Certains agents et responsables semblent ignorer que le pays a changé de cadre constitutionnel et que la volonté politique affichée aujourd’hui est de mettre fin à des abus qui, trop longtemps, ont pesé sur les citoyens.
C’est ce thème qu’a abordé le Président de la République Kaïs Saïed, lors d’un récent conseil des ministres, en rappelant avec fermeté que la loi doit s’appliquer à tous sans distinction, y compris aux responsables qui persistent à tourner le dos aux nouvelles règles. Ces résistances relèvent aussi bien de l’inertie bureaucratique que d’une volonté délibérée chez certains de freiner les projets de développement ou d’entraver le fonctionnement des services, en plaçant des «bâtons dans les roues» d’une administration censée être au service du citoyen et non l’inverse. Ce qui est de nature à peser sur les institutions publiques et à troubler par là même la vie de tous les jours des citoyens.
Egalité de tous devant la loi
Pourtant, les textes sont clairs. Les responsables publics sont tenus de respecter et d’appliquer la loi, et non de la contourner. Mais c’est précisément ce décalage entre le droit et la pratique qui nourrit la défiance des citoyens envers l’administration, considérée comme lourde, lente et parfois corrompue. La réforme de l’administration n’est pas qu’une question technique. Elle touche à la crédibilité de l’État et à la confiance des citoyens dans leurs institutions. Tant que les comportements déviants ne seront pas identifiés et sanctionnés, l’idée d’un service public équitable, impartial et efficace restera lettre morte. En fait c’est une situation qui dure depuis plusieurs années, avec des réflexes hérités de l’ancien régime qui consistent à fermer les yeux sur les dépassements et les violations de la loi, sur fond de malversations et de corruption. Ce qui a nourri le népotisme et le favoritisme au grand dam du citoyen lambda.
D’ailleurs, cette construction de citoyen lambda et de citoyen favorisé est érigée par ceux-là mêmes qui s’adonnent à toutes les manœuvres possibles pour contourner la loi. Car il ne devrait pas y avoir de citoyens privilégiés et de citoyens lambda, sur la base de l’égalité de tous devant la loi. Kaïs Saïed a en effet reproché aux administrations publiques leur manque de réactivité face aux urgences.
« Irjaâghodwa »
Il y a une gestion défaillante des services publics, qui est due essentiellement à l’absence de communication avec les citoyens. Ceux qui se déplacent pour s’enquérir de leurs dossiers sont éconduits, avec des prétextes souvent fallacieux et une chanson bien connue : « Irjaâghodwa » (reviens demain) ! Pourtant, il y a de nouvelles lois que certains responsables dans l’administration publique ne veulent pas appliquer. A titre d’exemple, le député Youssef Tarchoun a déclaré que certaines administrations publiques refusent carrément d’appliquer la nouvelle loi sur les contrats de travail et la sous-traitance. Sans compter le retard mis par certaines autres administrations publiques dans le traitement des dossiers.
C’est qu’il y a des réseaux d’influence et des groupes d’intérêt qui fabriquent des crises dans certains secteurs stratégiques tels que l’éducation, le transport ou la santé. Sinon, quelle autre explication donner à la pénurie des médicaments, alors qu’on a décelé des spéculateurs qui stockent des médicaments vitaux, dans le cadre d’une opération anti-spéculation, ordonnée vendredi dernier par l’administration centrale de la police judiciaire d’El Gorjani en collaboration avec les services de contrôle économique du ministère du Commerce et les services municipaux.
Comment procéder ?
La tâche est immense : il s’agit de réinstaurer une culture de responsabilité, où la loi ne s’applique pas à géométrie variable, mais à tous, sans exception. C’est à ce prix seulement que l’administration tunisienne pourra sortir de ses blocages et redevenir un levier de développement, au lieu d’être perçue comme un frein. La conception de l’intérêt général ferait l’objet d’une lutte incessante pour sa définition légitime, mettant aux prises des élus qui considèrent que cet intérêt général reste cadré par les urnes, et qu’ils en sont donc les dépositaires naturels, aux fonctionnaires qui estiment, pour leur part, que l’intérêt général transcende les cycles électoraux. Afin de dépasser ces contradictions, plusieurs pistes sont envisageables.
La numérisation des services publics, déjà amorcée dans certains secteurs comme la fiscalité et l’état civil, permet de réduire la bureaucratie, de limiter les abus et de garantir plus de transparence. De même, la réforme de la fonction publique, annoncée à plusieurs reprises, devrait mettre l’accent sur la formation continue des agents, l’évaluation de leurs performances et la responsabilisation des gestionnaires. En parallèle, il est nécessaire de renforcer les mécanismes de contrôle démocratique tels que les instances de régulation et de supervision qui doivent avoir les moyens réels de sanctionner les manquements et de faire appliquer la loi, même lorsqu’il s’agit de hauts responsables. Aussi le dialogue entre les différentes institutions, locales et nationales, législatives et exécutives, doit-il être institutionnalisé pour éviter les conflits de compétences qui ralentissent les projets de développement.
En fait, l’administration ne pourra retrouver son rôle de moteur du développement qu’en rompant avec les pratiques anciennes qui minent son efficacité et entament la confiance des citoyens. L’application stricte de la loi, sans passe-droits ni exceptions, reste la seule voie pour assainir le service public, protéger l’intérêt général et replacer l’État sur ses rails. C’est à ce prix qu’elle cessera d’être perçue comme un fardeau et redeviendra un levier de progrès et de justice sociale.
Ahmed NEMLAGHI
