Par Jamel BENJEMIA
Il est des nations que l’on croit fragiles et qui, au cœur de l’épreuve, laissent éclore une force insoupçonnée. La Tunisie appartient à cette lignée : carrefour par sa géographie, opiniâtre par son histoire, tenace dans son présent. Elle aurait pu se courber sous la férule des institutions financières internationales, abdiquer sa souveraineté au profit de recettes importées, accepter la potion austéritaire du Fonds monétaire international (FMI) comme tant d’autres pays avant elle. Elle a préféré compter sur elle-même. Ce choix, que certains qualifient d’audace, n’est pas une bravade : il s’enracine dans une discipline intérieure et dans le refus de rompre le fil d’une histoire qui a toujours su se redresser.
Cette faculté de résilience ne date pas d’hier. En 1972, sous l’impulsion de Hédi Nouira, la Tunisie, meurtrie par la planification autoritaire d’Ahmed Ben Salah, renoua avec l’esprit d’entreprise et connut une croissance insolente de 17%. Un demi-siècle plus tard, le pays affronte une nouvelle tempête. Mais les chiffres récents témoignent d’une vigueur persistante : 2,4% de croissance au premier semestre 2025, une inflation ramenée à 5,9% en mars 2025, une note souveraine relevée par Fitch à B-, et surtout l’apport de la diaspora, plus de huit milliards de dinars transférés en 2024. Comme un roseau, la Tunisie plie sous la contrainte, mais ne rompt pas.
La discipline endogène et l’équité fiscale
L’assainissement budgétaire entrepris ces dernières années a porté ses fruits. Les recettes fiscales se sont établies à 30,1% du PIB en 2023. Le ministère des Finances ne communique pas de valeur explicite pour 2024, mais laisse entendre qu’elle demeure d’un ordre comparable. La stabilité ne saurait reposer sur la seule rigueur des chiffres : elle exige l’équité devant l’impôt. Les ménages modestes supportent encore trop souvent le poids de la fiscalité indirecte, notamment sur les produits de consommation courante.
En revanche, les investissements publics déclinants pèsent lourdement : ils ne représentaient qu’environ 3,5% du PIB en 2023, niveau insuffisant pour renouveler les infrastructures, moderniser les équipements collectifs ou stimuler la capacité productive. Relancer l’investissement demeure une condition indispensable pour convertir la discipline budgétaire en moteur de croissance. Il est toutefois regrettable que le document d’orientation du ministère des Finances pour le budget 2026 se limite à rappeler le Plan 2026-2030, sans fournir la moindre indication sur la part prévisible de l’investissement public.
La dépollution intégrale d’une ville asphyxiée comme Gabès, en réduisant de façon durable les particules et les émissions industrielles, pourrait dégager, une fois les effets stabilisés, de l’ordre de 0,25 à 0,5% du PIB par an en bénéfices sanitaires, productifs et urbains, avec un ratio bénéfices-coûts comparable aux meilleures expériences nordiques.
Maîtriser les prix alimentaires : protéger le quotidien
Si l’inflation globale s’est atténuée à 5,9%, celle des denrées demeure élevée à 7,8%, selon l’Institut national de la statistique (INS). Chaque point d’inflation alimentaire grignote la confiance. La stabilité exige donc une politique ferme : consolider les stocks stratégiques, moderniser les circuits de distribution, multiplier les points de vente reliant directement producteurs et consommateurs et instaurer des marges équitables capables de briser l’emprise des intermédiaires et de réduire au silence les spéculateurs. Le gouvernement, de son côté, table sur une croissance de 2,8% en 2026, avec une inflation attendue à 3,6%, contre 4,3% pour l’ensemble de l’année 2025. L’agriculture représente 10% du PIB et emploie près de 15% de la main-d’œuvre. Son potentiel demeure immense : irrigation modernisée, semences résistantes, agriculture de précision pourraient doubler les rendements dans plusieurs régions.
L’huile d’olive, déjà joyau de l’export, pourrait conquérir davantage les marchés premium. Une hausse de 20% des exportations oléicoles, soit environ 1 032 millions de dinars supplémentaires, représenterait près de 0,6% du PIB tunisien, tout en consolidant la balance commerciale. Produire son propre blé, irriguer chaque oliveraie, valoriser l’amande et la datte : autant de boucliers contre la volatilité des marchés mondiaux. Un dinar bien protégé commence dans le pain quotidien.
La diaspora, capital silencieux et moteur visible
Au-delà des champs cultivés et des usines modernisées, un autre fleuve irrigue la Tunisie : en 2024, les transferts de la diaspora ont atteint 8,128 milliards de dinars, contre 7,656 milliards de dinars en 2023, enregistrant une progression de 6%. Cette manne, qui dépasse les recettes touristiques, représente environ 6,5% du PIB et constitue l’un des principaux amortisseurs de l’économie nationale.
Entre 1987 et 2004, ces transferts ont contribué à créer près de 39 000 emplois dans l’industrie, l’agriculture et les services. Dans un pays où l’on déplore souvent la fuite des cerveaux, cette circulation des talents devient capital circulant : les entrepreneurs de la diaspora deviennent ambassadeurs naturels des produits tunisiens.
Le port en eau profonde : Bizerte comme horizon
Après la terre et le blé, il faut tourner le regard vers la mer. Le projet de port en eau profonde à Bizerte, mieux placé que celui d’Enfidha, s’impose comme un levier stratégique. Sa position, au débouché naturel de la Méditerranée occidentale, offrirait un hub logistique reliant Afrique, Europe et Asie.
Les projections sont éloquentes : la mise en service d’un tel port pourrait ajouter jusqu’à 2 points de PIB, en fluidifiant les exportations et en réduisant les coûts logistiques. Il constituerait un catalyseur d’emplois et un multiplicateur d’échanges, donnant à la Tunisie un rôle central dans le commerce méditerranéen et africain.
L’industrie : des fondations à rehausser
L’industrie tunisienne représente près de 22% du PIB. Longtemps cantonnée au rôle d’atelier low-cost pour l’Europe, elle amorce une mutation. Les investissements directs étrangers ont progressé de 21% en 2024, atteignant 2,9 milliards de TND. Le secteur manufacturier, fort de 1,8 milliard TND, s’oriente vers l’aéronautique, les composants automobiles, l’électronique.
Un accroissement de 10% des IDE manufacturiers pourrait créer plus de 12 000 emplois, renforcer la montée en gamme et apporter jusqu’à 0,3 point de PIB par an, une fois les capacités productives pleinement déployées. Les zones industrielles, modernisées et connectées, doivent devenir des pôles d’innovation. Le textile, pilier historique, peut se réinventer par la mode éthique et le recyclage. L’énergie solaire et éolienne, encore embryonnaire, ouvre une promesse : capter la lumière et le vent pour alimenter un tissu productif durable.
Une prospérité partagée : l’horizon maghrébin
L’avenir de la Tunisie se joue aussi dans l’intégration régionale. Le commerce intermaghrébin reste inférieur à 5% des échanges, l’un des plus faibles au monde. Pourtant, l’optimisation des achats, la complémentarité des productions et la mise en réseau des énergies renouvelables pourraient transformer le Maghreb en zone intégrée de croissance.
Une véritable intégration commerciale pourrait offrir jusqu’à 3 points de PIB à la Tunisie. Plus encore, elle cimenterait une prospérité partagée et une stabilité politique. L’union maghrébine n’est pas seulement un rêve diplomatique, elle est une évidence géoéconomique.
Les technologies : écrire l’avenir
La Tunisie forme chaque année des milliers d’ingénieurs et développeurs. Le cadre juridique pour les startups, pionnier en Afrique, attire le capital-risque. Les entreprises locales exportent des solutions fintech, des plateformes éducatives, des logiciels médicaux.
Un doublement des exportations numériques d’ici 2028 pourrait ajouter 1,5 point de PIB et créer des dizaines de milliers d’emplois qualifiés. La diaspora, en soutenant les incubateurs et en transmettant ses compétences, renforce ce cercle vertueux. La Tunisie peut se projeter en hub technologique africain, à la croisée des continents.
L’espérance comme stratégie
La Tunisie n’est pas condamnée au déclin. Elle se redéfinit à travers ses marges agricoles, industrielles et technologiques. Elle se projette dans ses infrastructures, dans la maîtrise des prix alimentaires, dans l’équité fiscale, dans la coopération régionale et dans l’apport de sa diaspora.
Le roseau plie sous les vents, mais ne rompt pas. Ainsi va la Tunisie : elle traverse les crises, refuse la résignation et bâtit ses propres voies. Sur cette terre ancienne, l’espérance demeure un capital inépuisable. Elle éclaire les sillons, anime les usines et nourrit les startups. Elle rappelle que la résilience n’est pas un miracle, mais une volonté patiemment construite, un héritage transmis et une promesse renouvelée à chaque génération.
