«C’est le parcours du combattant. Cela fait plus d’une semaine que je fais des va-et-vient incessants vers mon agence bancaire, le siège central de la banque et la Banque centrale pour récupérer 500 dollars qui m’ont été transférés par un client américain. A cela s’ajoutent plusieurs échanges de courriels avec ce client, qui ne comprend toujours pas pourquoi il doit me fournir une facture alors que notre collaboration est très occasionnelle», tempête Naïm, un «beatmaker» qui crée des rythmes et des mélodies, appelés «beats», en utilisant principalement des instruments électroniques comme des synthétiseurs et des logiciels.
«Les banquiers n’ont même pas compris mon métier qui consiste à créer des pistes instrumentales pour plusieurs genres musicaux tels que le rap, le R&B ou encore l’électro, sur lesquels des artistes peuvent poser des paroles. Je leur ai expliqué que je vends ces compostions assistées par ordinateur à des plateformes en ligne spécialisées comme Beat Stars et Airbit. Pour eux, mes explications étaient des chinoiseries, fumeuses et ésotériques comme si je venais d’une autre planète», ironise-t-il.
Alaeddine, un développeur informatique freelance, s’est vu demander par son agence bancaire des factures, un contrat ou, du moins, des captures d’écran de ses échanges d’e-mails avec une société de développement de jeux vidéo européenne à laquelle il a vendu récemment une application de gaming pour une somme relativement importante. «Après des tentatives infructueuses, je me suis résigné à fournir des captures d’écran de mes conversations avec le studio de développement de jeux mobiles pour débloquer mes honoraires bloqués. Cela m’a pris cinq jours de tracasseries durant lesquels j’ai été obligé de mettre en veilleuse d’autres projets sur lesquels je travaillais», fulmine ce jeune âgé de 28 ans, dont les transferts venant de l’étranger passaient jusqu’ici comme une lettre à la poste.
Les exemples de Naïm et Alaeddine illustrent les désagréments auxquels font face de nombreux jeunes freelancers, ces travailleurs indépendants qui exercent des métiers de niche émergents comme le développement des applications informatiques, le beatmaking, la création de contenus numériques, le gaming, le tutorat en ligne, et mêmes certaines petites entreprises et startups qui vendent des logiciels et des applications régulièrement ou occasionnellement à des clients étrangers.
Ces petits acteurs économiques, qui contribuent à stimuler les recettes en devises du pays, ont depuis quelques semaines de plus en plus du mal à encaisser leurs virements, en raison d’une directive de la Banque centrale appelant les banques commerciales à mettre en quarantaine tout montant venant de l’étranger jusqu’à ce que le bénéficiaire justifie l’origine des fonds grâce à des documents, des contrats, des conventions, des factures, des échanges de courriels. L’objectif déclaré de ces nouvelles mesures est d’intensifier la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Le hic, c’est que ces procédures, qui concernent parfois des montants dérisoires de 400 ou 500 dollars, peuvent prendre quelques jours à quelques semaines, selon les cas.
Des pertes potentielles de marchés et de recettes en devises
Si les grandes entreprises gèrent sans tracas les procédures de règlement et d’encaissement des fonds venant de l’étrangers grâce à leurs directions financières et comptables, de petites entreprises ou des travailleurs indépendants se trouvent dans l’embarras et perdent des journées de travail entières pour réunir les justificatifs. Certains se trouvent parfois face à de grandes difficultés financières, et finissent même par rompre toute collaboration avec leurs clients étrangers.
«Lorsqu’ils constatent le tas de paperasses qu’ils sont tenus de fournir à leurs collaborateurs tunisiens, certains de nos clients nord-américains, asiatiques et européens nous délaissent pour chercher des alternatives dans d’autres pays plus business friendly comme le Maroc, le Nigeria et le Kenya», soupire le gérant d’une petite entreprise de services informatiques, pointant des pertes potentielles de marchés pour les startups et de recettes en devises pour l’Etat. Et d’ajouter : «Nous saluons les efforts visant à lutter contre le blanchiment d’argent, mais les PME et des freelancers ne devraient pas être les premières victimes de cette traque de l’argent sale, en étant considérés comme des suspects potentiels. La Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf) dispose de tous les moyens techniques pour vérifier l’origine des fonds sans bloquer nos transactions. Et il ne faut pas oublier que les réseaux de blanchiment utilisent aujourd’hui des canaux plus sophistiqués que les virements bancaires ordinaires, comme les transactions en cryptomonnaies et autres actifs virtuels décentralisés qui échappent au contrôle des banques centrales».
L’Association nationale des petites et moyennes entreprises (ANPME) a, de son côté, exprimé dans un communiqué publié le mercredi 22, sa préoccupation» face aux blocages généralisés des transferts bancaires internationaux.
«Nous poursuivons avec préoccupation les grands obstacles auxquels sont confrontés les jeunes, les startups et les petites entreprises pour encaisser des revenus issus de leurs activités dans divers domaines, dont notamment les services numériques et les exportations», a-t-elle souligné, tout en appelant le Gouverneur de la Banque centrale à intervenir pour assouplir les procédures relatives aux transferts de devises et à «lever les obstacles bureaucratiques qui freinent l’activité économiques et affaiblissent le climat de confiance».
L’Association a également plaidé pour l’amendement du Code des changes pour l’adapter aux évolutions économiques et numériques et permettre aux exportateurs de biens et de services d’engranger facilement des revenus en devises en toute transparence. Elle a estimé, dans ce cadre, que les véritables gisements d’emplois résident désormais dans l’exportation des services et les métiers émergents qui reposent sur un travail indépendant (freelance), notant que tout entrave à processus réduit la compétitivitééconomique du pays et le prive d’engranger d’importantes recettes en devises dont il a urgemment besoin.
Walid KHEFIFI
