Par Mondher AFi
La rencontre tenue le 14 novembre au palais de Carthage entre le Président Kaïs Saïed et la Cheffe du gouvernement Sarra Zaâfrani Zenzri n’est pas un simple échange institutionnel, mais un moment révélateur d’une vision de gouvernance qui s’est imposée progressivement depuis 2019. Depuis son élection démocratique, le Président Saïed s’attache à reconstruire l’État sur des fondements éthiques, sociaux et politiques capables de répondre aux attentes légitimes du peuple tunisien.
Cette entrevue illustre de manière remarquable les axes majeurs de cette vision : la neutralité du service public, la responsabilité individuelle des agents de l’État, la cohérence de l’action gouvernementale et la lutte contre les dysfonctionnements qui minent l’efficacité institutionnelle.
À travers ce discours, il ne s’agit pas simplement d’interpeller une équipe gouvernementale, mais de poser les jalons d’une refondation sociopolitique dont l’objectif est d’assurer que l’État soit au service des citoyens, et non au service de logiques internes, d’intérêts personnels ou de réseaux opaques. La notion de neutralité, ici mise en avant, n’est pas un principe technique, elle symbolise une rupture avec les pratiques administratives qui ont progressivement affaibli la légitimité institutionnelle et nourri la défiance citoyenne.
L’un des points centraux du propos présidentiel réside dans l’insistance sur la nécessité pour les institutions publiques d’agir dans une neutralité absolue. Cette neutralité, loin d’être un simple principe administratif, relève dans la sociologie politique contemporaine d’un fondement cardinal de la modernité étatique : le service public n’est jamais la propriété de ceux qui l’exercent, mais l’expression d’un engagement national envers la collectivité qui le finance, le légitime et l’habite. Dans cette perspective, la neutralité ne peut être réduite à un devoir moral ou à une consigne déontologique, elle est, comme le rappelle le Président Kaïs Saïed, la condition première de l’autorité légitime de l’État, garante de la confiance citoyenne et de la cohésion sociale.
Cette vision, qui peut sembler évidente en théorie, se heurte dans la pratique à des résistances structurelles. Le Président Kaïs Saïed souligne avec justesse que de nombreux responsables, à plusieurs niveaux de l’organisation centrale, régionale et locale, n’ont pas pleinement assimilé les exigences de cette période charnière. Son constat n’a rien d’un reproche conjoncturel : il s’agit d’une véritable analyse systémique des logiques internes qui, depuis des années, ralentissent la transformation institutionnelle et empêchent l’État de jouer son rôle protecteur et régulateur.
Ce déficit de compréhension du rôle et des obligations inhérentes à la fonction publique engendre un double déséquilibre. D’une part, une forme d’inaction, de gestion approximative, marquée par l’absence d’initiative, de rigueur ou d’anticipation. D’autre part, une tentation de plus en plus observable, celle de se réfugier derrière de prétendues «instructions présidentielles» pour couvrir des erreurs, des retards ou même des dépassements graves. Ce mécanisme de défausse, théorisé dans les sciences sociales comme une stratégie de déresponsabilisation hiérarchique, contribue à brouiller la frontière entre l’autorité politique légitime et les dérives administratives individuelles.
C’est précisément contre cette opacité que s’élèvent les propos du Président Kaïs Saïed.
Neutralité, discipline et responsabilité : les fondements d’une éthique de l’État
En replaçant la responsabilité individuelle au cœur de la pratique institutionnelle, il rappelle une vérité élémentaire mais trop souvent négligée : un État ne fonctionne que si chaque niveau de pouvoir assume pleinement, et explicitement, les obligations qui lui incombent. Il ne peut y avoir de gouvernance efficace si l’autorité exercée ne correspond pas à une responsabilité assumée.
Cette exigence, loin d’être punitive, constitue un cadre rationnel nécessaire à toute administration moderne. Dans cette lecture, l’harmonie entre autorité et responsabilité n’est pas une simple règle de gestion, elle représente le rempart essentiel contre la dérive bureaucratique, connue dans l’histoire de nombreuses administrations : celle où les structures subsistent, où les fonctions se perpétuent, mais où les missions se vident de leur substance. Lorsque l’on confond présence institutionnelle et efficacité réelle, l’État perd sa verticalité, l’action publique se fragmente, et la confiance collective s’effrite.
L’approche du Président Kaïs Saïed vise précisément à restaurer cette verticalité, non pas par une centralisation autoritaire mais par une clarification des rôles, une réhabilitation de la responsabilité et une valorisation du professionnalisme. Sa vision insiste sur la nécessité que chaque responsable comprenne non seulement ce qu’il doit faire, mais pourquoi il doit le faire, dans quel cadre et au service de quelle finalité collective. Cette dimension téléologique, cette idée que l’administration doit toujours se référer à une finalité nationale, constitue l’un des aspects les plus novateurs de sa démarche.
Ainsi, son propos ne se limite pas à dénoncer des dysfonctionnements, il trace simultanément une voie de reconstruction. En rappelant que la neutralité, l’intégrité et la responsabilité sont des piliers de l’autorité publique, le Président Kaïs Saïed propose un horizon institutionnel où l’État ne se contente plus de fonctionner, mais redevient capable de produire du sens, de l’ordre et de la justice. Il affirme qu’un État n’existe vraiment que lorsqu’il est en cohérence avec les attentes de son peuple, lorsqu’il traduit ses aspirations et lorsqu’il protège sa dignité.
En ce sens, sa démarche s’inscrit dans une philosophie politique exigeante et profondément renouvelée : une vision où la souveraineté ne se décrète pas, mais se construit quotidiennement dans l’intégrité du service public, où la légitimité ne se mesure pas aux discours, mais à la capacité de chaque responsable d’assumer ses actes, où la modernisation étatique n’est pas une mode, mais une condition de survie collective. Et c’est précisément dans cette alliance entre lucidité critique et rigueur normative que se révèle la cohérence stratégique de sa vision.
Dysfonctionnements institutionnels et exigence de cohérence étatique
Dans sa dernière intervention, le Président Kaïs Saïed formule un diagnostic institutionnel d’une rare précision, articulé autour d’une compréhension fine des rationalités qui structurent, ou déstructurent, l’appareil administratif. Sa dénonciation des comportements de certains responsables ne relève pas d’une colère ponctuelle, mais d’un examen lucide des mécanismes internes qui affaiblissent la gouvernance. Il pointe particulièrement la dérive consistant à justifier des manquements professionnels en invoquant la volonté du Chef de l’État, comme si l’autorité présidentielle pouvait servir d’alibi à des insuffisances personnelles. Cette attitude traduit un dysfonctionnement organisationnel où l’on confond l’obéissance institutionnelle avec la démission de responsabilité. L’analyse de Saïed dévoile ainsi trois dynamiques qui, du point de vue sociologique, méritent d’être considérées comme des symptômes d’un malaise plus profond : la déresponsabilisation, le clientélisme persistant et la fragmentation des institutions.
La déresponsabilisation, d’abord, crée une culture administrative où l’on préfère se cacher derrière la hiérarchie plutôt que d’assumer un rôle actif dans la résolution des problèmes. Elle engendre un système où la peur de l’erreur prime l’exigence d’efficacité, et où la chaîne de commandement est utilisée comme un bouclier. Ensuite, le clientélisme, encore présent dans certaines structures, produit une distorsion des normes professionnelles : les relations de proximité remplacent les critères de compétence, brouillant la hiérarchie des responsabilités et affaiblissant la crédibilité de l’État. Enfin, la fragmentation institutionnelle, conséquence d’un manque de coordination, d’une dilution des responsabilités et de cultures professionnelles hétérogènes, empêche l’émergence d’une vision d’ensemble. Dans ce contexte, la cohérence gouvernementale devient non seulement un impératif fonctionnel, mais une condition de survie institutionnelle.
Ce qui distingue l’approche présidentielle est le refus explicite de rechercher un coupable unique. Au contraire, elle s’inscrit dans une philosophie de gouvernement où l’accent est mis sur l’apprentissage collectif. L’objectif n’est pas d’exiger une administration infaillible, une illusion qui n’a jamais existé dans aucun système, mais de promouvoir une administration capable de reconnaître ses limites, de corriger ses défauts et de progresser. L’État efficace, dans cette optique, n’est pas celui qui ne commet pas d’erreurs, mais celui qui ne les répète pas. Ce principe, au cœur de la pensée du Président, permet de dépasser la logique punitive pour entrer dans une logique de transformation structurelle. L’administration devient alors un organisme vivant, appelé à se professionnaliser, à se moderniser et à développer une culture de responsabilité active.
Refondation publique, éthique de la dignité et mobilisation des générations
La seconde dimension de l’intervention présidentielle se situe à un niveau plus normatif et prospectif. Elle propose une refondation de l’État fondée sur la professionnalisation, la dignité publique et la mobilisation des jeunes générations. Le Président trace les contours d’une réforme globale de la fonction publique, où la formation devient une priorité stratégique. Il insiste sur la nécessité, pour les responsables publics, d’acquérir une maîtrise rigoureuse des cadres juridiques, des principes de l’administration centrale et locale, ainsi qu’une compréhension approfondie des sciences sociales, particulièrement de la sociologie, afin de saisir les logiques collectives, les tensions sociales et les attentes citoyennes. À cela s’ajoutent des compétences transversales telles que le leadership, la gestion de crise et la communication, devenues indispensables dans un contexte de complexité croissante.
Cette orientation témoigne d’une vision profonde : la confiance citoyenne ne peut être restaurée que si la fonction publique retrouve sa dignité professionnelle. La dignité n’est pas ici un concept moral abstrait, elle devient un principe organisateur de l’action publique. Le Président affirme que l’État n’est pas là pour humilier quiconque, mais qu’il ne permettra jamais que l’un de ses citoyens soit humilié. Cette position exprime une conception éthique du rôle de l’État comme garant de la justice, protecteur des droits et gardien d’une communauté morale. L’État n’est pas seulement une machine de régulation, il est un acteur porteur de valeurs.
Dans cette perspective, la mobilisation de la jeunesse revêt une dimension stratégique. Appelée à «prendre le relais» dans ce qu’il qualifie de lutte de libération nationale, la jeunesse est invitée à devenir l’acteur central d’une renaissance sociale, économique et culturelle. Il ne s’agit pas d’un appel romantique, mais d’une reconfiguration profonde du rapport entre l’État et les nouvelles générations. Le Président semble défendre l’idée que la souveraineté nationale, dans le monde contemporain, dépend de la capacité d’un pays à libérer son potentiel créatif, à encourager l’initiative et à valoriser la participation civique. En ce sens, la jeunesse n’est pas simplement l’avenir du pays, elle en est la condition de possibilité.
Ce projet, tel qu’il se dessine dans la pensée présidentielle, repose sur une logique cohérente : un diagnostic organisationnel précis, une stratégie de professionnalisation exigeante, une éthique fondée sur la dignité et une vision prospective qui fait de la jeunesse le moteur d’une transformation nationale.
