Notre invitée de ce dimanche, c’est Silvia Finzi, universitaire, elle est à la tête du «Corriere di Tunisi» qui est l’unique revue d’expression italienne en Afrique du Nord. Elle multiplie les activités. Nous avons parlé à bâtons rompus de son parcours, d’émigration, de la langue italienne, de son père Elia Finzi, mort en 2012, qui est fils de Giuseppe, petit-fils de Vittorio et arrière-petit-fils de Giulio, le fondateur de l’imprimerie Finzi. La première imprimerie privée en Tunisie. Ce fut un beau moment. Un bel échange. Entretien.
– Si on commençait par votre parcours ?
– Je suis née en Tunisie et j’ai fréquenté l’école de la mission française. Vers l’âge de dix ans, je suis allée en Italie avec ma famille. J’y suis restée cinq à six ans et j’y ai fait une partie de mon parcours scolaire. Et ainsi, j’ai migré du système français vers le système italien car à Bologne, il n’y avait pas d’école française. Après, je suis revenue en Tunisie pour passer mon bac au lycée Carnot qui n’existe plus. Ce changement de langue et de système m’a perturbée et a été difficile pour moi car, quelque part, je m’étais complètement italianisée. Ce retour, provoqué par ma mère qui voulait revenir en Tunisie, a été suivi d’un rejet total et terrible de l’école.
J’ai exercé toute ma vie le métier de professeur alors qu’à un certain moment de ma vie, j’ai détesté l’école. D’ailleurs, dans ce sens, je me rappelle d’un épisode assez difficile de ma vie. De retour en Tunisie, le lycée Carnot m’avait fait perdre une année car il n’y avait pas d’équivalence possible puisque les deux systèmes, italien et français, sont totalement et complètement différents et à mon retour, mes anciennes camarades de classe étaient en avance d’une année par rapport à moi. Cela m’avait beaucoup complexée. Ainsi, je me suis désintéressée de l’école. Je voulais arrêter mes études.
– Et vos parents dans tout cela ?
– Comme dès le départ, j’étais intellectuelle, je n’avais pas fait de grands discours pour m’exprimer avec eux sur ce sujet, mais pour l’anniversaire de mon père, j’ai pensé à un livre, celui d’Ivan Illich, «Une société sans école». Il a très mal réagi et me l’a, presque, jeté à la figure car il avait compris que c’était de la provocation.
– Vous avez fini par reprendre le droit chemin. Comment s’est fait le déclic ?
– Cela s’est fait en terminale et comme j’étais dans la section classique, je devais faire huit à neuf heures de philo pas semaine. J’ai eu l’impression de me retrouver moi-même. J’ai eu un coup de foudre pour cette matière puisque, même après mes cours, je continuais à en faire. A m’interroger, à douter et à lire. Ce fut une sorte de révélation. Disons que la philo m’a aidée à réévaluer les autres matières. Par la suite, et après le bac, j’ai fait des études de philosophie à Paris. Et c’était contre la volonté de mes parents. Même mon oncle qui était pharmacien voulait que je fasse des études de pharmacie.
Il était prêt à me céder sa pharmacie pour, comme il me l’avait dit, être à l’abri sur le plan financier. Je me rappelle de ma réponse que je regrette un peu puisque je lui avais rétorqué : «Moi épicière ? Jamais !» En somme, j’ai fini par faire ce que je voulais.
– Votre père est une figure bien connue en Tunisie. La famille Finzi en deux mots ?
– Le premier Finzi est arrivé en Tunisie en 1829. C’était un libéral. Il a fui la Toscane et les répressions qu’il subissait. Il a milité pour la libération et l’unification de l’Italie. Il l’a fait à partir de la Tunisie. Il était affilié à la «Giovane Italia» de Mazzini et Garibaldi. Le premier Finzi était artisan relieur. Malgré l’unité de l’Italie, la famille Finzi est restée en Tunisie pour devenir imprimeur. C’est le premier imprimeur privé du pays et l’autorisation officielle a été obtenue en 1860. Mon regretté père voulait créer un musée des «Arts et Métiers» et il voulait céder les vieilles machines pour les exposer au grand public. Malheureusement, ça ne s’est pas fait.
Et que vous a laissé votre défunt père Elia Finzi ?
Plein de choses. Il a été un exemple dans ma vie. D’abord, il était très ouvert et libéral. Il ne jugeait pas les gens par rapport à leurs credos, leurs sexes ou leurs couleurs. Ce qui comptait pour lui, c’est l’humain. Il m’a appris à être tolérante et ouverte. Le mot racisme n’est jamais rentré chez nous. Pour faire bref, quand j’étais jeune, dans ma classe, nous étions de confessions différentes et chacun vantait ses origines. Et je ne savais pas du tout ce que j’étais et quand j’ai demandé à mon père de me dire ce que j’étais, il m’a tout simplement répondu : «Si on insulte une musulmane, tu es une musulmane, si on insulte un juif, tu es juive et si on insulte un chrétien, tu es chrétienne. Voilà ce que tu es».
– J’imagine qu’on vous a, plus d’une fois, demandé si vous vous sentiez plus tunisienne ou italienne. Est-ce que cela vous agace ?
Oui, ça m’agace beaucoup car je suis les deux. Sans exclusivité. Je me sens Italienne sans terre et Tunisienne avec un terroir.
– Vous avez édité plusieurs œuvres. Elles traitent, en grande partie, des liens qui unissent la Tunisie à l’Italie et vice-versa. Que représentent pour vous ces œuvres et est-ce un devoir de mémoire ?
– Oui, c’est un devoir de mémoire. Je me suis dit que c’est important, à la fois, pour l’Italie et pour la Tunisie de se souvenir de cette histoire. Il faut laisser des traces de cette histoire. La présence des Italiens en Tunisie a été importante dans différents secteurs. Surtout en ce qui concerne les métiers d’art et les métiers tout court. C’est important pour la Tunisie de se souvenir de cette histoire plurielle. Les rapports des Italiens avec la population tunisienne furent effectifs. Plein de choses viennent de l’Italie et les Tunisiens les ont adoptées. Certes, elles furent réadaptées et repensées, mais elles sont italiennes.
Sinon, une des raisons qui m’ont poussée à franchir le pas, ce sont les publications en langue italienne entre le 18e et le 19e siècle. Je parle de titres de journaux qui furent au nombre de 120. Tous d’expression italienne et le premier a été publié en 1838. Tout cela a été découvert car je m’étais intéressée au développement de la langue italienne en Tunisie. Je suis allée chercher dans les archives de la Dante. Le déclencheur de cette découverte de la mémoire, c’était en 1991. C’était à l’occasion du 35e anniversaire du seul et unique journal d’expression italienne en Afrique du Nord né en 1956, à savoir «Il Corriere di Tunisi». Et depuis, on a découvert des dizaines de titres de journaux. Je l’avais fait avec l’ex directeur de l’Institut italien de culture Brondino. Et depuis, on n’a plus arrêté. Des colloques, un livre sur la presse italienne en Tunisie et les relations entre la Tunisie et l’Italie pour aboutir à ces œuvres éditées entre 2002 et 2016 et qui sont :
. Pittura e pittori italiani in Tunisia (Peinture et peintres italiens en Tunisie, 2000)
. Memorie degli italiani di Tunisia (mémoires des Italiens de Tunisie, 2002)
. Architetti ed architetture italiane in Tunisia (Architectes et architectures italiennes en Tunisie, 2005)
. Mestieri e professioni degli italiani in Tunisia (Metiers et professions des Italiens en Tunisie, 2007)
. L’alimentazione degli italiani in Tunisia (L’alimentation des Italiens en Tunisie, 2009)
. Poeti e scrittori italiani in Tunisia (Poètes et écrivains italiens en Tunisie, 2011)
. Storie e testimonianze politiche degli italiani in Tunisia (Histoires et témoignages politiques des Italiens en Tunisie, 2016).
– Vous êtes à la tête de l’unique revue d’expression italienne en Tunisie. Quel est l’objectif de cette revue, à qui elle s’adresse et qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?
– En 2026, elle sera à son 70e anniversaire. Comme l’indépendance. Elle compte beaucoup pour moi. Elle représente mon père et ce pont entre la Tunisie et l’Italie. Elle est essentiellement faite de volontariat. J’y crois parce qu’elle peut servir pour les italophones et pour ceux qui ont quitté la Tunisie. C’est une sorte de lien qui perdure.
– Quel regard portez-vous sur l’émigration italienne en Tunisie ?
– J’en parlais dans mes cours à la faculté quand je traitais du fascisme ou de l’antifascisme. J’ai traité le sujet à partir de 1922. C’était une parenthèse. Je le faisais également pour parler du mouvement de l’unification de 1860. Je le faisais pour parler des groupes pro-unitaires qui œuvraient à partir de la Tunisie et d’autres pays comme Malte ou des villes comme Marseille et Londres. Le but était de raconter une histoire italo-italienne et la présence d’idéaux qui avaient traversé la collectivité italienne de Tunisie. C’était surtout pour donner aux doctorants la possibilité de profiter d’informations et de textes en italien qu’ils peuvent retrouver à la Dante ou à la bibliothèque nationale.
– A travers votre carrière, ce que vous avez fait et ce que vous faites pour la langue italienne est reconnu par tous. Un état de la langue italienne en Tunisie ?
– Je pense que tout dépend des débouchés. Quand la langue italienne offre des opportunités aux jeunes, c’est formidable. Il y a une évolution qui sera ascendante. L’introduction de la langue italienne dans les lycées est soutenue. Maintenant, plus de matériaux pour donner plus d’importance à cette langue. Il faut aussi valoriser les professeurs. L’Italie qui développe l’italophonie devrait s’activer pour donner plus d’opportunités à l’enseignement de l’italien dans les écoles. Jusque-là, du chemin a été fait car l’italien est enseigné dans plusieurs universités dont Sfax, Sousse, Msaken, Moknine. Avant, c’était seulement à Tunis. On peut parler de succès.
– Quelle langue parlez-vous à la maison ?
A vrai dire, cela dépend avec qui. Chez moi, on parle plusieurs langues. Mon fils me parle en français parce qu’il dit que, par ma faute, il n’a pas appris l’italien. Il faut dire que mon mari me parlait et parlait aux enfants en français alors qu’il aurait dû le faire en arabe. Le français était notre langue d’échanges. Personnellement, j’enfile plein de phrases en italien. Disons que je parle comme une Tunisienne puisque, dans une seule phrase, on trouve de tout. En somme, c’est une «chakchouka».
– Vous êtes une femme, une maman et une grand-mère. Comment vivez-vous tout cela ?
– Je me sens mère et grand-mère. Mais être grand-mère, pour moi, c’est indescriptible. L’amour qu’on peut avoir pour ses petits-enfants est particulier. Je suis prête à tout pour mes enfants et j’en ai deux, mais pour ma petite fille, c’est au-delà de tout.
– Quel patrimoine voudriez-vous laisser pour les générations futures ?
– D’abord qu’elles réalisent que le patrimoine est important. Il nous fait découvrir la pluralité de penser. Je veux laisser des archives sur la mémoire italienne qu’on est, d’ailleurs, en train de construire pour qu’elles soient un héritage pour les chercheurs italiens et tunisiens.
– Outre vos enfants naturels ou biologiques, ils sont combien les enfants intellectuels de Silvia Finzi ?
– J’ai toujours des rapports merveilleux avec mes ex doctorants. Avec ces derniers, j’ai un rapport particulier et différent de celui que j’ai avec mes étudiants. On se voit régulièrement. Je ne prétends pas être une référence pour eux, mais l’affect est là. Sinon je ne les ai pas comptés.
– Une passion particulière ?
– L’amour pour les autres. J’espère que cet élan que j’ai encore envers le monde et les autres ne s’étiole pas. Je veux toujours être curieuse des autres.
– La notoriété, cela exalte-t-il votre ego ?
– Je pense avoir dépassé l’âge. Il me plaît de faire un travail et d’être reconnue pour ce que j’ai fait, sans plus.
– Le mot de la fin ?
On va préparer le70e anniversaire d’«Il Corriere di Tunisi». J’espère que ce sera un événement réussi avec une présence importante des italophones. Et longue vie au Corriere di Tunisi !
Pour mieux connaître Silvia :
Un mini-questionnaire de Proust
Le principal trait de votre caractère : Je suis paresseuse et pour combattre ma paresse, je m’engage dans plein d’activités.
La qualité que vous désirez chez un homme : l’attention.
La qualité que vous désirez chez une femme : la complicité.
La qualité que vous appréciez chez vos amis : de m’accompagner dans mes moments de joie et de douleur.
Votre principal défaut : le fait d’être intolérante à certaines choses.
Votre rêve de bonheur : la paix.
Quel serait votre plus grand malheur : que mes enfants aient un problème.
Ce que vous voudriez être : la continuité dans mes projets et ne pas baisser les bras.
La couleur que vous préférez : le bleu.
Eté ou hiver : le bleu en hiver et le vert en été.
Votre livre de chevet : Je n’ai pas de livre de chevet. J’ai des livres. Cela dépend du besoin. Ça peut être un essai. Des fois une poésie. Je n’ai pas un livre initiatique de ma personnalité. Et ça peut être d’horizons divers. Aujourd’hui, je suis plus sensible à la littérature qui vient de pays qui ne sont pas les pays traditionnels. Aujourd’hui, Je me complais à lire un lire africain, égyptien ou asiatique, plutôt qu’un roman européen parce que dans ce que je lis actuellement, je trouve un pathos, et c’est ce que je ne trouve pas dans les romans et livres occidentaux.
Propos recueillis par Mourad AYARI
Digest
Silvia Finzi est professeure en Civilisation italienne, enseignante à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba et directrice de l’Institut culturel italien à Tunis, Dante Alighieri.
