Par Mondher Afi
La Tunisie contemporaine traverse une phase historique singulière où la reconstruction de l’État, la restauration de la souveraineté populaire et la refondation des institutions apparaissent comme des impératifs stratégiques. La rencontre du 14 novembre au palais de Carthage entre le Président Kaïs Saïed et le président de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE), Farouk Bouasker, illustre parfaitement l’articulation entre le pilotage centralisé et la mobilisation des acteurs institutionnels dans un cadre renouvelé de gouvernance.
Au-delà de la simple remise de rapports financiers et institutionnels, cet échange témoigne d’une stratégie réfléchie de réinstitutionnalisation du politique et de consolidation de l’État comme entité souveraine.
Qualifier les événements du 25 juillet 2021 comme un véritable «sauvetage de l’État» dépasse largement la simple lecture politique ou partisane ; il s’agit d’une analyse structurelle et systémique de la situation institutionnelle et sociale de la Tunisie avant cette date. Loin d’être une crise conjoncturelle, les dysfonctionnements observés relevaient d’une fragilité endémique, où la divergence entre légitimité formelle et capacité opérationnelle de l’État atteignait un point critique. Selon les principes de l’institutionnalisme historique tels que formulés par March et Olsen, un État est vulnérable lorsqu’il existe un décalage persistant entre les institutions telles qu’elles sont reconnues juridiquement et leur efficacité réelle à organiser la société et à répondre aux besoins fondamentaux de la population. La Tunisie pré-2021 illustre parfaitement ce phénomène : une politisation excessive et instrumentalisée des institutions, une paralysie chronique du processus législatif, des administrations incapables d’assurer la continuité et la coordination des politiques publiques, et des tensions sociales et économiques cumulées qui menaçaient la stabilité de l’ensemble du système étatique.
C’est dans ce contexte que le Président Kaïs Saïed a entrepris ce que l’on peut qualifier de re-légitimation immanente du pouvoir, en plaçant la souveraineté populaire au cœur de l’action politique. L’originalité de cette démarche réside dans sa volonté de restaurer la légitimité démocratique non pas par des mécanismes purement symboliques ou formels, mais par une activation directe des citoyens et des institutions représentatives. La séquence des consultations nationales, suivie du référendum constitutionnel, puis de l’organisation successive des élections législatives et locales, constitue un exemple concret de restauration de la légitimité à partir de la base, en corrigeant la fracture entre l’État et la société civile et en réaffirmant le rôle actif du peuple dans la définition de son destin politique.
Cette approche s’inscrit pleinement dans la pensée de Claude Lefort, qui rappelle que la démocratie véritable se caractérise par l’indétermination du pouvoir et la primauté du peuple comme acteur constituant. En ce sens, la Tunisie n’a pas vécu une rupture arbitraire ou une instabilité momentanée, mais une correction systémique de sa trajectoire institutionnelle, visant à rétablir la cohérence et l’efficacité des structures étatiques tout en consolidant la légitimité populaire. L’opération de restauration menée par le Président Kaïs Saïed ne se limite pas à un ajustement procédural ou technique, mais constitue une refondation de l’État, où la continuité institutionnelle, l’équilibre entre légitimité et efficacité, et l’engagement citoyen sont envisagés comme des composantes indissociables d’un projet stratégique de souveraineté nationale renouvelée.
La démocratie comme processus de reconstruction
La Tunisie offre aujourd’hui un terrain d’analyse exceptionnel pour comprendre la nature réelle de la démocratie lorsqu’elle est confrontée à une crise structurelle de l’État. L’expérience récente montre que la démocratie ne peut être réduite à un ensemble de procédures formelles, aussi sophistiquées soient-elles. Comme l’a démontré Robert Dahl, une démocratie dépourvue d’un État fonctionnel devient progressivement incapable d’assurer l’égalité civique, la participation effective et l’exercice réel de la citoyenneté. Ce constat prend tout son sens lorsqu’on observe la situation tunisienne avant 2021 : un dispositif institutionnel saturé, une fragmentation du pouvoir, et un affaiblissement progressif de la capacité décisionnelle de l’État. C’est précisément dans ce contexte que le Président Kaïs Saïed a mis en avant la nécessité d’une restauration profonde de la capacité publique, afin que la démocratie redevienne non pas une façade institutionnelle, mais un processus vivant, organique et doté d’une cohérence interne.
Dans cette perspective, les réformes engagées autour des institutions électorales, la préparation d’un nouveau cadre législatif pour les élections municipales et la mise en place du Conseil National des Régions et des Districts ne peuvent être interprétées comme de simples ajustements techniques. Elles constituent au contraire les éléments d’une refondation normative, organisationnelle et conceptuelle de l’État tunisien. Cette orientation trouve un écho direct dans les travaux d’Elinor Ostrom sur la gouvernance polycentrique : l’efficacité étatique, selon elle, ne peut émerger que d’une répartition intelligente des responsabilités, où les acteurs locaux disposent d’une autonomie fonctionnelle suffisante pour répondre aux besoins de leurs communautés, tout en demeurant intégrés dans une architecture nationale cohérente. Ce principe est aujourd’hui au cœur du projet tunisien : redistribuer la capacité d’action sans fragmenter l’unité de l’État.
Le choix stratégique de renforcer les structures territoriales revêt, dans cette optique, une portée bien plus profonde qu’une simple déconcentration administrative. En instituant le Conseil National des Régions et des Districts, la Tunisie vise à corriger des asymétries historiques persistantes entre les espaces littoraux et intérieurs, entre les centres urbains et les périphéries rurales. Il s’agit d’une tentative de dépasser un modèle de développement vertical centré sur la capitale, en instaurant au contraire un système où les territoires deviennent des acteurs de leur propre destin. Cette vision s’inscrit dans une conception avancée de la gouvernance territoriale intégrée, dans laquelle l’État assure la cohérence stratégique, tandis que les collectivités locales assurent l’efficacité opérationnelle, selon une logique de co-construction et d’imputabilité partagée.
Cette dynamique rejoint, à un niveau conceptuel, les analyses de Cornelius Castoriadis sur l’auto-institution du social. Pour Castoriadis, la démocratie n’est pas simplement un régime politique, mais un acte permanent d’autocréation collective, où les citoyens et les communautés participent à la définition et à la transformation continue des institutions qui les gouvernent. La démarche tunisienne s’inscrit dans cette logique : la souveraineté n’est plus conçue comme un attribut exclusif de l’État central, mais comme un processus distribué, où la participation territoriale devient un levier essentiel de transformation.
Ainsi, ce que la Tunisie entreprend aujourd’hui dépasse la simple réforme administrative. C’est une redéfinition du rapport entre l’État, le territoire et la citoyenneté. Le Président Kaïs Saïed engage une reconfiguration profonde visant à réconcilier légitimité démocratique et efficacité institutionnelle, en restituant aux citoyens un rôle actif dans la structuration du politique et en redonnant à l’État la capacité d’agir avec cohérence, équité et vision. Dans un monde où la crise des démocraties représentatives est devenue un thème global, l’expérience tunisienne offre une piste intellectuellement stimulante : celle d’une démocratie qui se reconstruit par la revitalisation du lien entre peuple, territoire et pouvoir public.
Le «salut national» revisité : restauration et non rupture
Historiquement, la notion de «salut national» a souvent été mobilisée dans des contextes de rupture, d’exception ou de reconfiguration radicale du pouvoir, comme ce fut le cas durant la Révolution française, au Liban en 1983, en Égypte en 2012 ou encore en Libye en 2014. La spécificité du cas tunisien réside précisément dans sa capacité à transformer ce concept : il ne s’agit plus d’un instrument de suspension ou de substitution institutionnelle, mais d’un mécanisme de restauration et de continuité. Selon le constitutionnaliste Yaniv Roznai, les États peuvent recourir à une «auto-défense constitutionnelle», c’est-à-dire à une reconfiguration de leurs institutions lorsque la préservation de leur légitimité et de leur existence historique est en jeu. Ce cadre théorique permet de comprendre la logique qui sous-tend l’action du Président Kaïs Saïed : renforcer la solidité de l’État, consolider la souveraineté nationale et réaffirmer la légitimité populaire au cœur du processus décisionnel, non par dérogation aux principes démocratiques mais par leur revitalisation.
Dans cette perspective, la participation politique occupe une place centrale. Conformément aux analyses d’Amartya Sen, pour qui «le développement est la liberté», la participation démocratique ne se réduit pas au simple acte électoral. Elle suppose l’accès effectif à l’information, la garantie des droits fondamentaux, l’éducation civique, la réduction des asymétries territoriales et la capacité des citoyens à agir comme acteurs autonomes de la vie publique. Les réformes engagées en Tunisie depuis 2021 s’inscrivent clairement dans cette logique : corriger les fractures sociales et régionales, redonner au citoyen un rôle structurant dans la production de l’action publique et faire de la participation un vecteur de cohésion nationale.
La vision du Président Kaïs Saïed se déploie ainsi selon une double dynamique : d’une part, restaurer les fondements de l’État en tant que cadre garant de la souveraineté collective ; d’autre part, promouvoir une citoyenneté active et responsable capable de nourrir un projet démocratique enraciné dans la réalité du pays. La Tunisie propose par là un modèle original où la refondation institutionnelle et l’élargissement des libertés civiques convergent vers une même finalité : rendre la démocratie à la fois plus robuste, plus inclusive et plus fidèle à son principe constitutif, celui de la souveraineté du peuple.
La Tunisie face aux enjeux géostratégiques régionaux et globaux
La reconfiguration politique tunisienne ne se limite pas à une dynamique strictement interne ; elle s’inscrit désormais dans un environnement régional et international traversé par des mutations rapides et par une complexification croissante des interactions géopolitiques. La restauration de la souveraineté et du pouvoir décisionnel de l’État tunisien lui offre la possibilité de renégocier ses partenariats, de diversifier ses alliances et d’affirmer plus lucidement sa position stratégique en Méditerranée comme en Afrique du Nord. Cette orientation illustre la nécessité de conjuguer résilience interne et capacité d’influence externe, un principe que la science politique contemporaine, notamment chez Keohane et Nye, considère comme déterminant pour les États de taille moyenne au sein d’un système international désormais multipolaire.
Dans ce cadre, la Tunisie, sous l’impulsion du Président Kaïs Saïed, explore une voie singulière de souverainisme démocratique articulant restauration institutionnelle, territorialisation du pouvoir et élargissement effectif de la participation citoyenne. Il ne s’agit ni d’un geste conservateur figé ni d’une rupture révolutionnaire désordonnée, mais d’une entreprise de reconstruction méthodique, graduelle et stratégique de l’État. Cette trajectoire vise à rétablir la cohérence des institutions, à consolider la légitimité populaire et à refonder les mécanismes de décision publique de manière à réhabiliter l’autonomie du politique face aux pressions internes et externes. Par cette approche, la Tunisie cherche à redéfinir son rôle dans la région tout en affirmant un modèle original où souveraineté, efficacité gouvernementale et participation civique se renforcent mutuellement.
