Par Mondher AFI
L’entretien tenu au Palais de Carthage le 24 novembre entre le Président Kaïs Saïed et la Cheffe du gouvernement constitue un moment politique d’une densité remarquable.
Derrière l’apparente routine institutionnelle, se dessine une reconfiguration profonde de l’imaginaire étatique tunisien : redéfinition de l’autorité, réorientation normative de la gouvernance et inscription d’un ethos politique dans la trame même de l’action publique. Le rappel du Président selon lequel «chaque responsable exerce son mandat sous l’empire de la Constitution du 25 juillet 2022» marque un point d’inflexion : il ne s’agit pas d’un simple énoncé procédural, mais d’un acte performatif qui vise à recadrer la fonction publique dans une grammaire morale, juridique et symbolique renouvelée.
En érigeant la Constitution du 25 juillet 2022 en véritable matrice normative, Kaïs Saïed en fait non seulement la source première de la légalité institutionnelle, mais surtout le socle fondateur à partir duquel se redéploie l’ensemble de l’action de l’État. Dans une perspective qui rappelle la théorie kelsénienne de la «norme fondamentale», la Constitution est investie d’une fonction structurante : elle garantit l’unité interne de l’ordre juridique, ordonne les différents niveaux de décision et impose une cohérence d’ensemble à la conduite gouvernementale. Dès lors, rappeler sa centralité ne relève plus d’un simple geste politique, mais d’une opération de ré-ancrage de l’État dans un dispositif hiérarchisé où toute dérive n’est plus perçue comme une simple irrégularité administrative, mais comme une atteinte à la charpente souveraine qui soutient la communauté politique. À ce fondement strictement juridique s’ajoute une dimension morale tout aussi déterminante : en affirmant que «le pouvoir est un fardeau et une amana», le Chef de l’État introduit dans la sphère institutionnelle une éthique de la responsabilité qui relève presque du registre sacral. Dans cette perspective, la fonction publique n’est pas pensée comme un espace de carrière, mais comme un lieu d’épreuve où s’articulent conviction personnelle et responsabilité devant autrui, tension analysée par Max Weber et approfondie par Paul Ricœur. L’amana fonctionne ainsi comme un principe exigeant, qui transforme l’exercice du pouvoir en engagement moral continu, imposant à chaque responsable politique de répondre non seulement de ses décisions, mais de l’impact de ces décisions sur la communauté. Ce glissement reconfigure profondément le sens même de l’action publique : elle devient non pas la gestion pragmatique des affaires courantes, mais une vocation fondée sur la fidélité à un ordre juridique, à une éthique du devoir et à une conception élevée de la souveraineté.
Sociologie du langage d’autorité : la puissance politique des valeurs
Le recours aux valeurs, justice, vérité, probité, fidélité, sécurité, fonctionne ici comme un dispositif rhétorique d’une grande ampleur, un mécanisme de persuasion qui s’appuie sur les ressorts les plus profonds de la conscience collective. En insérant son discours dans ce registre axiologique, Kaïs Saïed ne se contente pas d’énoncer des principes généraux : il crée un horizon de sens qui rend son propos immédiatement audible, car il s’appuie sur des références que nul ne peut raisonnablement contester. Les valeurs qu’il mobilise agissent alors comme des ancrages symboliques, des repères moraux qui servent de socle à la construction de l’adhésion. C’est exactement ce que décrivent Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca lorsqu’ils affirment que la force d’un discours dépend de sa capacité à reposer sur des prémisses partagées. En convoquant des valeurs universelles, le Président établit un terrain commun, un espace préalable de reconnaissance mutuelle où l’argumentation peut se déployer sans rencontrer d’obstacles majeurs. Les valeurs jouent ainsi le rôle de «lieux de l’accord» : elles désarment le scepticisme, neutralisent les résistances et préparent l’auditoire à accepter l’orientation politique qui s’ensuit.
Mais l’effet discursif ne s’arrête pas à la simple recherche du consensus moral. Ces valeurs acquièrent une dimension performative : elles structurent l’espace politique en produisant une nouvelle cartographie symbolique du champ institutionnel. À travers elles, le discours présidentiel opère une distinction nette entre deux catégories d’acteurs : d’un côté, ceux qui «servent l’État», c’est-à-dire ceux qui s’inscrivent dans un engagement désintéressé et dans la fidélité aux principes fondateurs de la République ; de l’autre, ceux qui «servent le fauteuil», expression qui renvoie à la logique opportuniste, à la quête personnelle du pouvoir et à la prévalence des intérêts particuliers sur l’intérêt général. Cette opposition, loin d’être purement descriptive, remplit une fonction politique déterminante : elle propose une grille de lecture morale du jeu institutionnel et établit un critère de distinction qui dépasse les appartenances partisanes.
Ce mécanisme rhétorique rejoint pleinement l’analyse de Pierre Bourdieu sur la «violence symbolique légitime». Par ce concept, le sociologue désigne la capacité d’un acteur investi d’autorité à imposer les catégories de perception à travers lesquelles la réalité est interprétée. En redéfinissant les frontières du respectable et du condamnable, en assignant à chacun, implicitement ou explicitement, une place dans le champ politique selon qu’il se situe du côté du service public ou du calcul personnel, Kaïs Saïed produit un effet de reclassification morale qui s’impose comme allant de soi. La force de cette opération tient précisément à son caractère non coercitif : il ne s’agit pas d’une contrainte matérielle, mais d’une reconfiguration des schèmes de pensée qui oriente la manière dont les acteurs comprennent leur rôle, évaluent leurs propres actions et jugent celles des autres.
Ainsi, le recours aux valeurs ne constitue pas une simple ornementation discursive, il devient un outil de structuration du champ politique, un instrument de légitimation et de redistribution symbolique du pouvoir. Il reformule l’imaginaire collectif en faisant de l’éthique un critère premier de la distinction politique, et en recodant l’espace institutionnel selon une opposition morale qui, tout en paraissant évidente, réorganise profondément les possibilités de légitimation et de délégitimation des acteurs. Par cette stratégie, le discours présidentiel ne se contente pas de convaincre, il transforme les catégories mêmes à travers lesquelles la société pense l’État, le devoir et la responsabilité publique.
La vérité, la mémoire et la dramaturgie politique d’un État en reconstruction
Lorsque le Président Kaïs Saïed insiste sur «la vérité des faits et de l’Histoire», il réactive une tradition intellectuelle où la souveraineté ne se fonde pas seulement sur la force de la loi, mais sur la primauté du vrai. On retrouve ici l’héritage du rationalisme politique pour lequel gouverner consiste à dévoiler, à clarifier, à restituer la trame réelle des événements. Cette posture s’inscrit dans une lignée proche de la parrêsia foucaldienne, ce «courage de dire vrai» qui engage le locuteur dans un risque, mais qui confère au discours une puissance normative particulière. Dire la vérité devient dès lors un acte politique structurant.
Cette orientation se déploie pleinement dans la dramaturgie présidentielle centrée sur la dénonciation de «ceux qui ont bradé les richesses». Ce motif narratif transforme la simple erreur administrative en une faute grave contre l’État, glissement qui fait du passé un espace de jugement symbolique. La référence implicite à la «Cour de l’Histoire» résonne avec les analyses de Koselleck : le temps historique devient une arène où se tranchent les légitimités et où les actes politiques prennent leur sens définitif. À cet égard, le Président Saïed opère une relecture qui ne se contente pas de revisiter le passé, elle construit une mémoire politique où les notions de faute, de responsabilité et de loyauté à l’État acquièrent une charge axiologique forte.
Cette approche rejoint la logique gramscienne de l’hégémonie culturelle : il ne s’agit plus seulement de gouverner par les décisions, mais de gouverner par l’interprétation du monde. En reconfigurant les catégories du pensable, trahison, devoir, justice, souveraineté, le discours présidentiel ambitionne de rebâtir un imaginaire républicain cohérent, capable de dépasser les fractures et de fournir un horizon d’unité. La politique apparaît ainsi comme une bataille pour la définition légitime du réel et non comme une simple gestion technique du présent.
Les crises structurelles et les fondements d’une stratégie républicaine de régénération
Les crises que traversent les institutions tunisiennes ne relèvent pas seulement de dysfonctionnements conjoncturels, elles sont profondément structurelles. La corruption, par exemple, ne se réduit pas à des actes isolés : elle traduit une crise de légitimité. Dans la logique de Niklas Luhmann, la confiance est une ressource institutionnelle essentielle ; lorsqu’elle s’effondre, l’action publique devient paralysée. La démarche du Président Saïed vise précisément à restaurer cette confiance par une moralisation de la gouvernance, en articulant continuité de l’État et exemplarité des responsables.
La fragmentation politique constitue une autre difficulté majeure. Norbert Elias a montré que les antagonismes multiples empêchent la stabilisation des régulations collectives. La Tunisie a longtemps souffert de cette «société des disjonctions» où la conflictualité permanente empêche la constitution d’un consensus minimal. À cela s’ajoute la question de la justice sociale : pour Aristote déjà, l’injustice est la source première des troubles dans la cité. En reliant équité, sécurité et souveraineté, Saïed réactive ce lien fondateur entre justice et stabilité politique.
De ce constat découle une vision stratégique pour la refondation républicaine, structurée autour de cinq axes complémentaires et interdépendants. Il s’agit d’abord d’instaurer un État régulateur fort, où la continuité de l’action publique et la primauté de l’intérêt général s’imposent selon l’esprit wébérien, garantissant que les institutions deviennent à la fois robustes et légitimes. Ensuite, la rénovation de l’espace public doit conjuguer autorité verticale et participation citoyenne horizontale, selon les principes habermasiens de délibération démocratique, permettant que la légitimité ne repose pas seulement sur l’ordre, mais aussi sur le consentement éclairé de la population. La troisième dimension concerne la transparence institutionnelle : les mécanismes de contrôle doivent être opérationnels, traçables et accessibles, transformant la visibilité administrative en levier de responsabilité. Quatrièmement, la lutte contre les rentes et les privilèges durables, éclairée par les analyses de Mancur Olson, vise à briser les cycles de reproduction de l’injustice économique et politique.
Cet horizon ne se réalise qu’au prix de dispositifs institutionnels solides et d’une profonde mutation de la culture administrative. La Tunisie, dans cette phase décisive, se positionne au seuil d’une renaissance civique et institutionnelle : un État refondé, éthique et résilient, capable de transformer les défis présents en opportunités durables, et de faire de la vérité, de la justice et de la souveraineté les moteurs d’une gouvernance innovante et réformatrice.
