Par Mondher AFI
La rencontre du 27 novembre au palais de Carthage entre le Président Kaïs Saïed et la Cheffe du gouvernement, Sarra Zaâfrani Zenzri, dépasse le cadre d’un simple échange institutionnel. Elle illustre une vision cohérente et durable : la refondation de l’État passe par une révolution législative et une profonde reconfiguration de l’appareil administratif.
Pour Saïed, le droit n’est pas seulement un outil de régulation, mais le socle de la souveraineté, garant de la volonté populaire et condition de l’efficacité de l’action publique. Cette rencontre souligne également la nécessité de renforcer l’administration par des cadres compétents, intègres et engagés, capables de mettre en œuvre les réformes et de redonner à l’État sa capacité d’agir et sa légitimité auprès des citoyens.
L’insistance du Président sur l’urgence d’accélérer la production de nouveaux textes législatifs ne relève ni d’un réflexe administratif ni d’un simple ajustement technique, elle s’inscrit dans une vision théorique articulée, qui prolonge de manière explicite la conception durkheimienne du droit comme matérialisation concrète de la conscience collective. Au cœur de cette approche, la norme juridique cesse d’être un simple outil de régulation, elle devient une véritable structure symbolique, un dispositif d’ordonnancement de la cité, le lieu même où s’articulent les attentes sociales et l’autorité politique. La répétition assumée du concept de «révolution législative» ne procède donc pas d’un automatisme discursif, mais d’une fidélité à une doctrine fondée sur trois idées majeures : le droit est un instrument de souveraineté populaire, l’ordre juridique doit être la traduction de la volonté générale et la norme légale représente la clef de voûte pour briser les inerties institutionnelles qui ont figé l’État durant plusieurs décennies.
Cette vision entre en résonance avec la notion foucaldienne de gouvernementalité, entendue comme l’ensemble des techniques par lesquelles l’État modèle les comportements sociaux. En dénonçant ceux qui se réfugient derrière les procédures, invoquent l’absence d’autorisations ou s’abritent derrière des crédits prétendument manquants, le Président révèle son intention de défaire une gouvernementalité bureaucratique qui s’est autonomisée de l’intérêt général. Il met en lumière une tension structurante : un droit conçu pour organiser l’action publique s’est mué en certains endroits en mécanisme de paralysie, en instrument d’autoconservation des routines administratives, voire en justification d’une déresponsabilisation systémique. Le droit figé cesse ainsi d’être un vecteur d’efficacité pour devenir un écran protecteur, utilisé comme stratégie institutionnelle de neutralisation de l’action. Cette lecture, à la fois rigoureuse et critique, montre que la réforme normative voulue par Saïed ne vise pas seulement à moderniser l’appareil juridique, mais à restaurer la performativité du droit, sa capacité à produire de l’ordre, de la justice et du mouvement.
L’État, acteur contre l’inertie bureaucratique
Lorsque le Président affirme que le manque d’initiative, les lenteurs administratives et la maltraitance des citoyens constituent des formes de corruption, il dépasse la simple moralisation du débat public. Il propose un diagnostic sociologique précis qui renoue avec Weber et dépasse Bourdieu. Loin de l’idéal-type weberien fondé sur la rationalité et l’efficience, l’administration tunisienne s’est progressivement transformée en un champ, au sens bourdieusien du terme, où des acteurs dotés d’un capital bureaucratique manipulent les règles pour conserver leur position et protéger leurs intérêts. Les prétextes invoqués, la prolifération des procédures ou la non-exécution chronique des décisions ne sont pas des accidents, ce sont les symptômes d’une bureaucratie défensive, crispée sur ses routines, peu disposée à se laisser réformer et parfois hostile aux impératifs de transformation nationale. En mentionnant des crédits disponibles mais jamais mobilisés, le Président met à nu un mécanisme classique de la sociologie administrative : la translation de responsabilité, qui permet aux agents publics de se décharger sur les textes ou sur les autres pour éviter toute prise de décision engageante.
C’est précisément contre cette inertie structurelle que se déploie la vision du Président : l’État doit cesser d’être un spectateur ou un gestionnaire minimaliste pour redevenir un acteur opérationnel, un sujet de l’action publique. Dans cette perspective, la réouverture du recrutement dans la fonction publique dépasse largement la logique de remplacement. Elle vise à réintroduire une nouvelle sociologie professionnelle fondée sur la compétence, la probité et l’engagement civique, afin de régénérer la capacité opérationnelle de l’État. Pierre Rosanvallon souligne que la vitalité démocratique dépend désormais moins des institutions formelles que de l’efficacité concrète de l’administration. Cette idée se retrouve au cœur de l’approche présidentielle : une administration incapable d’agir ne garantit plus l’ordre, ne produit plus de sens et devient un obstacle au développement. Réformer l’État tunisien implique donc de transformer ceux qui le servent, en reconfigurant la responsabilité administrative en un acte de loyauté envers la collectivité, une vertu civique mobilisatrice et une exigence républicaine.
Ainsi se dessine une vision globale et résolument révolutionnaire de l’action publique : un État qui reprend possession de ses leviers de souveraineté, qui réaffirme sa capacité d’agir et qui rétablit, par l’exemple et l’efficacité, le lien de confiance entre les citoyens et leurs institutions. Cette vision, qui semble s’énoncer dans le registre du concret, est en réalité la matrice intellectuelle d’une refondation profonde du pouvoir d’État en Tunisie.
Le secteur éducatif : nœud stratégique de la refondation étatique
Le discours et les directives du Chef de l’État mettent en lumière, à travers un choix lexical minutieux, une vérité rarement formulée avec autant de clarté : toute transformation profonde de l’État ne peut commencer que par une réforme structurante du système éducatif. Dans une perspective gramscienne, l’école constitue l’appareil hégémonique par excellence, celui qui façonne non seulement les catégories de pensée et les représentations collectives, mais aussi les dispositions sociales qui fondent la capacité d’une société à structurer un ordre institutionnel cohérent et durable.
Or, le système éducatif tunisien, pendant de longues décennies, a été soumis à des logiques d’inertie et de reproduction bureaucratique, mais également à l’influence de compromis politiques et d’allégeances clientélistes. Cette réalité a produit une administration centralisée et régionale traversée par des logiques de blocage : des élites locales et centrales, parfois organisées en véritables «lobbies», détournent l’action publique de sa finalité, freinent l’innovation et perpétuent des pratiques qui tirent l’institution vers l’arrière. Ces mécanismes d’auto-préservation et de résistance au changement constituent une véritable entrave à la modernisation et à l’efficacité de l’État.
D’un point de vue sociologique, le système éducatif demeure pourtant le secteur matriciel dont dépendent toutes les capacités futures de l’État : la capacité à innover, à gérer efficacement, à inculquer le sens de la responsabilité, à renforcer l’ethos du service public et à transmettre les valeurs républicaines. Dans ce cadre, l’appel implicite du Président à confier ce secteur, dans ses directions centrales comme régionales, à des élites nationales compétentes, intègres et véritablement investies dans le projet de refondation n’est pas un simple choix administratif, il s’agit d’un acte stratégique de souveraineté. Ce signal indique que la régénération de l’État passe par la restauration de sa capacité à produire des cadres capables de soutenir un projet d’État et de consolider les imaginaires collectifs indispensables à une souveraineté durable.
Une école dépourvue de vision, de rigueur et d’exemplarité engendre inévitablement une administration future incapable de structurer des continuités institutionnelles ou de porter les transformations nécessaires. Les blocages, les inerties et les luttes de pouvoir internes, s’ils ne sont pas affrontés, compromettent non seulement la mise en œuvre des réformes mais menacent la capacité même de l’État à exister comme acteur souverain et légitime, capable de penser et de réaliser son propre avenir. Le message du Président est clair : la refondation éducative est indissociable de la refondation étatique, et la lutte contre les logiques d’entrave constitue un préalable indispensable à toute modernisation efficace et durable.
Le droit comme instrument de redressement : vers une nouvelle rationalité publique
Le Président affirme avec une netteté remarquable que la pression normative, appliquée avec rigueur et constance, constitue l’outil central pour faire face aux dynamiques de blocage qui minent l’action publique. Cette position rejoint les analyses de Norberto Bobbio, pour qui l’État moderne n’existe véritablement que lorsqu’il assure l’effectivité de la règle de droit : une norme non appliquée n’est qu’un énoncé vide, privée de sa capacité à structurer la réalité. En ramenant ainsi la loi à sa dimension performative, le Chef de l’État rappelle que le droit n’est pas seulement ce qui est inscrit dans les textes, mais ce qui est rendu tangible par des pratiques cohérentes, contrôlées et assumées politiquement.
Dans cette perspective, le droit n’apparaît plus comme un corpus abstrait, mais comme une pratique vivante qui informe les comportements, organise les hiérarchies administratives et définit les limites de l’action individuelle. L’application stricte de la loi devient un acte fondateur : elle restaure la confiance collective dans les institutions, redonne sens à l’éthique du service public et impose une frontière nette devant ceux qui cherchent à détourner les ressources de l’État ou à neutraliser son action. Cette conception du pouvoir normatif s’inscrit dans une tradition wébérienne où la rationalité légale constitue le socle de la légitimité institutionnelle, mais elle résonne également avec l’analyse bourdieusienne du droit comme instance de production de l’ordre social.
La communication présidentielle du 27 novembre doit ainsi être lue comme l’expression cohérente d’une vision systémique de la refondation institutionnelle. Elle articule simultanément plusieurs niveaux : la nécessité d’un renouvellement législatif capable de reconfigurer les cadres de l’action publique, l’urgence d’une réforme administrative destinée à restaurer la capacité opérationnelle de l’État et l’importance stratégique d’une transformation en profondeur du système éducatif, sans laquelle aucune refonte durable des institutions ne peut être envisagée. Ces dimensions ne forment pas des chantiers isolés, mais les composantes d’un même paradigme de reconstruction étatique.
Ce que propose le Président dépasse ainsi la simple réforme sectorielle : il esquisse une véritable relecture intellectuelle du rôle de l’État, fondée sur la souveraineté populaire, l’efficacité institutionnelle et la justice normative. Dans un contexte où la Tunisie traverse une phase critique, marquée par des inerties accumulées, des résistances internes et des lenteurs administratives, l’enjeu n’est pas uniquement de progresser, mais de garantir que la dynamique enclenchée s’inscrive dans la durée et devienne irréversible.
La vision qui se dégage de cette orientation présidentielle est celle d’un État éthique, efficace et souverain, capable d’assumer pleinement sa fonction régulatrice, de restaurer sa capacité d’action et de projeter son avenir sur des bases renouvelées.
