Malgré les efforts internationaux visant à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, les femmes continuent à être confrontées à des défis importants dans l’industrie des nouvelles technologies. Ces dernières années, de nombreux rapports et études ont mis en lumière les disparités flagrantes et persistantes entre les hommes et les femmes dans le paysage de l’entrepreneuriat et des start-ups technologiques. Décryptage avec Emna Jemmali, experte en genre, inclusion économique et digitale et diversité et co-fondatrice de 1KUB, incubateur dédié aux femmes entrepreneures.
Le Temps.news : Les disparités entre hommes et femmes dans l’entrepreneuriat tech en Tunisie existent-elles ?
Emna Jemmali : Les résultats du recensement général de la population de 2024 ont montré que la proportion de jeunes titulaires de diplômes supérieurs est de 67,8 % pour les femmes et seulement 32,2 % pour les hommes. La Tunisie est classée première mondiale pour le pourcentage d’étudiantes inscrites dans les filières STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), avec un taux de 43,3 % , et deuxième au niveau mondial pour le pourcentage de femmes titulaires d’un diplôme d’études supérieures dans ces disciplines. Malgré ces chiffres les entrepreneures tunisiennes restent sous-représentées parmi les fondatrices de startups, les CEO tech, les startups labellisées Startup Act, les entreprises ayant levé des fonds significatifs.
Pourtant depuis 2020, près de 30 % des startups créées, comptent au moins une femme co-fondatrice, et seulement 34% obtiennent le label Startup Act. Cependant, dans les startups labellisées, seules 5 % sont fondées exclusivement par des femmes, et 65 % sont fondées exclusivement par des hommes. Dans le domaine de l’entrepreneuriat et selon un rapport de 2024 de la Banque Africaine de Développement sur la Tunisie : bien que les femmes aient souvent un très bon niveau d’éducation, le taux d’activité économique des femmes reste très inférieur à celui des hommes.
Le chômage est plus élevé chez les femmes que chez les hommes ( le taux de chômage des femmes est de 20 % alors qu’il est de 13 % pour les hommes), ce qui traduit des disparités structurelles qui poussent souvent les femmes vers l’entrepreneuriat de nécessité. Après de nombreuses expériences depuis 2015 où nous avons accompagné exclusivement des femmes dans leur parcours entrepreneurial, nous avons compris l’importance de créer une structure qui a pour objectif l’accompagnement des femmes. Chez 1KUB, 80% des startups incubées sont dirigées exclusivement par des femmes. »
Pourquoi ces disparités ?
Les femmes sont plus averses aux risques, elles sont plus prudentes dans leur prise de décision. Elles subissent aussi plus de pressions sociales et culturelles qui les encouragent plus à s’occuper de leur foyer plutôt que d’aller vers l’aventure entrepreneuriale. Bien que la Tunisie figure parmi les pays qui comptent le plus de femmes ingénieures, elles ont tendance à se diriger plus facilement vers l’enseignement après leurs études ou un travail stable.
De plus, une fois que les étudiantes ont eu leur diplômes, elles ont tendance à penser à créer un foyer où faire une pause parentale, ce qui leur fait parfois perdre des opportunités professionnelles, et il est plus difficile de rebondir dans des activités risquées telles que l’entreprise. Un travail de recherche intitulé Supporting Women Entrepreneurs in Tunisia (analyse basée sur une enquête dans les régions de Sfax, Sousse et Tunis) a démontré que les « services de soutien existants » (information, formation, financement, appui institutionnel) sont inadaptés pour promouvoir l’entrepreneuriat féminin. Ce qui suggère qu’en pratique, les femmes reçoivent moins de soutien ou un soutien moins efficace. L’accès est inégal au financement : les startups fondées par des femmes lèvent moins ( en montant ) et moins souvent. Les comités d’investissement sont encore très masculins. Il y a encore des biais culturels inconscients.
L’accès à l’information et au réseau est plus difficile pour les femmes que pour les hommes. Dans notre société les hommes ont plus de facilité à intégrer des réseaux à travers leur emploi, la fréquentation des cafés ( où les rencontres sont parfois intéressantes ), .. Les femmes n’ont pas la possibilité d’accéder, par elles- mêmes, à des réseaux B to B. Les chiffres montrent que dans nos sociétés, les réseaux des femmes se font à travers ceux des hommes qui les entourent ( mari, père, frère, .. ) La technologie et les Venture Capital fonctionnent encore beaucoup par réseaux informels, la cooptation masculine. les femmes ont moins accès aux communautés tech, aux clubs d’investisseurs, aux réseaux de business angels.
Les programmes d’accompagnement inadaptés : Les femmes entrepreneures ont plus que les hommes besoin d’être accompagnées dans les soft skills ( la confiance en soi, prise de parole en public, négociation, ..). Apprendre à négocier son business plan en toute confiance modifie la perception des investisseurs vis-à -vis de l’entrepreneure. Certains programmes ( hackathon, .. ) ont lieu aussi pendant les week end, quelle femme peut délaisser sa famille, ses enfants, pendant le week end pour aller se former ou réseauter ? D’où la nécessité de créer des programmes adaptés sur la forme et le fond. La perception du risque de la part des investisseurs, structures financières, .. est souvent plus grande lorsqu’il s’agit de femmes. Seules 8% des entrepreneures obtiennent un crédit bancaire classique, et 2% accèdent au capital-risque. Les startups fondées par des femmes n’ont reçu que 7% des fonds levés en MENA en 2025.11.28.
L’entrepreneuriat reste un domaine « majoritairement masculin », et « beaucoup de femmes ont du mal à démarrer leurs projets », parce qu’elles sont souvent « poussées dans leurs retranchements » à cause d’un contexte de précarité, d’instabilité, et d’un accès plus difficile aux ressources. Les femmes entrepreneures manquent de modèles inspirants : Même si de nombreuses femmes entrepreneures tunisiennes réussissent notamment dans la tech, la cybersécurité, la science des données, la fintech ou l’IA . Mais elles sont peu médiatisées, moins invitées dans les panels, les podcasts, les conférences, ou les accélérateurs en tant que mentors. Il en découle que les jeunes femmes ne se reconnaissent pas dans l’écosystème, elles ne voient pas de « parcours possibles » qui leur ressemblent, et elles s’auto-censurent ou s’orientent vers d’autres domaines.
Les entrepreneures tunisiennes peuvent-elles dépasser ces blocages ?
J’en suis totalement convaincue. La genZ tunisienne aujourd’hui est de moins en moins tenté d’intégrer un emploi et d’accepter de travailler pour le compte d’autrui. Les jeunes veulent tenter leur expérience et travailler pour leur propre compte. De nombreux bailleurs de fonds en collaboration avec la Caisse de Compensation ( programme FAST ) ont soutenu l’écosystème tunisien dans ce sens, en encourageant la création d’entreprises fondées ou co-fondées par des femmes. Des initiatives et structures dédiées comme 1KUB, montrent qu’avec un accompagnement adapté, les femmes peuvent réussir. En 2024, 858 projets industriels ont été déclarés par des femmes, soit une augmentation de 17,7% par rapport à 2023.
Nous avons de plus en plus de femmes entrepreneures qui réussissent à l’échelle internationale et qui arrivent à faire des levées de fonds importantes . Amani Mansouri, CEO de Dabchy, marketplace de fashion circulaire en Afrique du Nord, a levé en 2025 un tour de pré-Series A à « seven-figures » (un montant à 7 chiffres en dollars) mené par Janngo Capital. Dhekra Khelifi est l’une des fondatrices de 216 Capital Ventures, un fonds de capital-risque tunisien actif. Par son rôle, elle participe à redéfinir l’écosystème entrepreneurial tunisien .Ce type de leadership féminin dans l’investissement peut encourager davantage de startups menées ou co-fondées par des femmes, et améliorer l’égalité d’accès au capital. Le vivier féminin (compétences, talent, vision) existe. Ce n’est donc pas un problème d’éducation ou de compétence, mais plutôt des obstacles structurels et systémiques (financement, visibilité, soutien, réseau). Cela va prendre du temps mais l’entrepreneure tunisienne a tous les ingrédients pour réussir
Quelles sont les clés du succès ?
Les femmes doivent accéder à des réseaux dédiés. Elles ont besoin de mentorat, modèles et pairs pour s’inspirer et partager des opportunités. Les réseaux spécialisés comme DAMYA est un réseau de femmes business angels en Tunisie. Son objectif est de soutenir l’entrepreneuriat innovant principalement féminin et faciliter l’investissement dans des startups en phase de démarrage ou à fort potentiel. D’autres réseaux existent tels WAI Angel Network (Afrique), et FBA (Europe) facilitent l’accès au financement, aux partenaires et à la visibilité. Le réseautage permet de briser l’isolement, surtout dans des secteurs encore très masculins comme la tech. La formation aux compétences tech et entrepreneuriales est importante .
La Tunisie forme déjà de nombreuses femmes en STEM, mais il faut compléter par des compétences entrepreneuriales : business plan, pitching, levée de fonds, gestion d’équipe, stratégie d’inclusion des compétences digitales avancées : IA, cybersécurité, e-commerce, data science. Les programmes dédiés aux femmes permettent de réduire le fossé entre le potentiel académique et le succès entrepreneurial.. Le financement doit être adapté et inclusif : Les femmes ont souvent moins accès aux prêts, aux investisseurs et au capital-risque. Les fonds dédiés ou sensibles au genre (ex. FirstCheck Africa, Rising Tide Africa,) permettent de lever des montants suffisants pour lancer et scaler les startups, attirer des partenaires et clients, développer une entreprise à impact local et international. L’accès au financement combiné à l’accompagnement stratégique augmente significativement le taux de réussite des startups féminines.
Mais les femmes ne sont-elles pas prêtes à prendre des risques ?
Les études montrent que les femmes sont tout aussi capables que les hommes de prendre des risques calculés dans le business et la tech. Le problème n’est pas leur disposition personnelle, mais le contexte socio-économique et structurel dans lequel elles évoluent. Les femmes subissent des stéréotypes persistants : que “la tech est un monde d’hommes” ou que “les femmes sont moins audacieuses”, ce qui peut influencer la confiance des investisseurs et des partenaires.
Les femmes ne sont pas moins prêtes à prendre des risques. Elles prennent des risques intelligents et calculés, mais le manque de financement, les stéréotypes, la double charge et l’accès limité aux réseaux font que leurs risques sont souvent perçus comme plus prudents. Avec les bons accompagnements et ressources, elles prennent autant de risques et réussissent tout autant que leurs homologues masculins. . D’autre part, les femmes entrepreneures sont plus résilientes selon de nombreuses études qui déclarent plus de persévérance face aux obstacles que leurs homologues masculins, même si elles démarrent avec moins de ressources. (Global Entrepreneurship Monitor (GEM 2023, rapport MENA)
Il est important de préparer les femmes et les hommes à la diversité et à l’inclusion . Les entreprises avec une plus grande diversité de genre sont plus performantes. En 2022, selon une étude, 1875 entreprises ont affiché une meilleure performance boursière que les entreprises moins diversifiées. ( Morgan Stanley , MSCI World (2022). Les entreprises avec des conseils d’administration plus diversifiés en genre ont généré des rendements annuels plus élevés, de + 2 à + 5 % par an par rapport à des entreprises avec moins de diversité au board ( Bloomberg Intelligence (2024).
La diversité de genre dans le conseil d’administration et des caractéristiques de gouvernance associées est positivement corrélée à la performance financière des entreprises.Selon le JPMorgan Chase Institute, les entreprises détenues par des femmes ont un taux de survie global comparable à celles détenues par des hommes. Les femmes entrepreneures font preuve d’une résilience exceptionnelle, souvent parce qu’elles doivent surmonter davantage d’obstacles financiers, sociaux et institutionnels que les hommes. Leur capacité à planifier, à solliciter des réseaux de soutien et à rebondir face aux crises est un atout stratégique pour la réussite de leurs entreprises.
Le manque de soutien de l’entourage est-il un frein ?
Naturellement et de nombreuses études montrent que les femmes avec un entourage favorable sont plus confiantes, innovantes et plus susceptibles de lever des fonds. Le soutien de l’entourage inclut la famille (partenaire, parents, enfants), le réseau social (amis, collègues, mentors informels) et la communauté professionnelle (pairs, clubs, réseaux sectoriels). Ce soutien se traduit par un encouragement moral, une aide financière, des conseils, des recommandations, des contacts.
Les femmes entrepreneurs déclarent un manque de soutien familial et social comme l’un des principaux obstacles à la création et à la croissance de leur entreprise. Dans plusieurs pays émergents, le soutien familial augmente significativement la probabilité de succès d’une entreprise féminine.
Le manque de soutien constitue un frein pour plusieurs raisons .3Les femmes sont souvent attendues à concilier vie familiale et vie professionnelle. Sans soutien, elles doivent gérer seules les responsabilités domestiques et entrepreneuriales, ce qui limite le temps et l’énergie disponibles pour leur entreprise.
Dans certains contextes, l’entourage peut dissuader une femme de se lancer, ou sous-estimer la valeur de son projet. Le manque d’encouragement affecte la confiance en soi et la prise de risque. L’entourage peut jouer un rôle clé dans : le financement initial (prêts familiaux ou contacts investisseurs), la mobilisation de compétences et d’expertise, la réputation et le réseautage. Le manque de soutien de l’entourage, la famille, amis ou mentors est un frein réel pour les femmes entrepreneures.
Sans encouragement moral, accès aux conseils et contacts, elles doivent surmonter seules des obstacles financiers et organisationnels, ce qui peut limiter leur ambition et leur capacité à réussir. Chez 1kub, ,nous essayons d’organiser aussi des ateliers pour sensibiliser l’entourage proche des entrepreneures, créer des communautés de pairs, et mettre en avant des rôles modèles inspirants. Chez 1KUB, nous avons remarqué que les entrepreneures dont l’entourage est impliqué ont beaucoup plus de chances de réussir. »
Pourquoi les start-up fondées par des femmes peinent-elles à attirer les investisseurs ?
Les études montrent que les investisseurs sont souvent influencés par des stéréotypes de genre, même inconsciemment. Les investisseurs peuvent considérer que les femmes ont moins de disponibilité ou d’engagement, notamment en raison des responsabilités familiales, ce qui n’est pas justifié mais persiste comme biais.Les femmes ont souvent moins de contacts dans les réseaux de capital-risque et business angels, qui restent majoritairement masculins. Moins de mentors ou d’introduction à des investisseurs signifie moins d’opportunités de pitch, moins de visibilité pour leurs projets. Les startups féminines reçoivent moins souvent des conseils stratégiques ou du mentorat, ce qui peut impacter leur préparation aux levées de fonds.Les startups féminines sont souvent plus petites ou plus prudentes dans la levée de fonds initiale, par stratégie ou par nécessité.
Les investisseurs privilégient parfois des montants plus élevés et des projets “scalables” rapidement, ce qui peut défavoriser les startups féminines encore en phase de croissance initiale. Effectivement, les startups fondées par des femmes peinent à attirer les investisseurs à cause de biais inconscients, de réseaux moins accessibles, de différences dans la taille et la maturité des projets, et d’un manque d’accompagnement stratégique. Avec plus de visibilité, de mentorat et des réseaux inclusifs, ce gap peut se réduire rapidement Une étude régionale (MENA) récente sur les levées de fonds montre qu’au premier trimestre 2025, les startups dirigées uniquement par des femmes représentaient 6,04 % des deals, et celles co‑fondées par des équipes mixtes 10,07 %. 79 % vont aux startups fondées par les hommes.Chez 1KUB, au sein de nos programme nous organisons des sessions de réseautage où les femmes entrepreneures apprennent à aller vers les autres, et négocier.
Faut-il repenser l’accompagnement des femmes pour les inciter à aller vers des secteurs techniques ?
Il est impératif de repenser l’accompagnement des femmes si l’on veut les encourager à s’engager dans les secteurs techniques. Ceci nécessite un accès à l’éducation et aux compétences tech grâce à la formation, la mise à niveau des compétences et la création de communautés de femmes dans la tech. L’entrepreneuriat pourra s’inspirer, se soutenir un accès au financement et une visibilité .Certaines initiatives offrent des subventions, des grants “equity‑free”, des opportunités de pitch, de levées de fonds pour femmes (She WINS Africa, Tech FoundHER Africa Challenge, UNESCO grants).L’incubation et l’ accompagnement structuré aide à la structuration des projets, coaching, à la préparation à l’investissement, au soutien technique et business . La promotion des femmes dans les secteurs de pointe inclusion des femmes dans l’IA, la data, la tech, la recherche, l’innovation) est importante pas seulement dans des secteurs “traditionnels”.
Il ne suffit plus de former les femmes : il faut leur offrir des modèles inspirants, des réseaux solides, un financement adapté et un accompagnement complet pour les inciter à rejoindre et exceller dans les secteurs techniques. C’est en combinant formation, mentorat, visibilité et soutien structurel qu’on peut transformer leur présence dans la tech. Il faut une approche multidimensionnelle : immersion précoce, mentorat technique, financement adapté, et réseaux sectoriels. Nous avons eu l’occasion de lancer des ateliers pour démystifier la tech dès les collèges. Chez 1KUB, 80% des femmes en Deep tech ont une mentore experte tunisienne à l’échelle Internationale. Notre objectif n’est pas d’adapter les femmes à la tech, mais d’adapter la tech aux femmes — c’est une question de conception inclusive et de systèmes équitables.”
