Par Mondher AFI
Le jeudi 4 décembre, au Palais de Carthage, le Président de la République, Kaïs Saïed, a convoqué Sarra Zaâfrani Zenzri, Cheffe du gouvernement, Samir Abdelhafidh, ministre de l’Économie et de la Planification, ainsi que Fethi Zouhair Nouri, Gouverneur de la Banque centrale.
Consacrée aux équilibres financiers de l’État et aux projections de la balance économique pour 2026, cette rencontre constitue un point d’entrée analytique majeur : elle met en évidence une vision présidentielle qui s’affirme comme un cadre normatif renouvelé, redéfinissant les finalités de l’action publique, tout en s’adossant à une démarche résolument opérationnelle, structurée autour de mécanismes précis de redressement, de stabilisation et de reconstruction durable.
La réflexion engagée par le Président Kaïs Saïed, telle qu’elle se dégage de la rencontre du 4 décembre, articule de manière étroitement imbriquée deux dynamiques majeures : la redéfinition de la souveraineté comme cadre normatif d’action et la recherche d’une cohérence institutionnelle entre les différents instruments macro-économiques. Dans cette perspective, la souveraineté cesse d’être un mot d’ordre symbolique pour devenir un principe opératoire structurant l’ensemble des politiques publiques ; elle traduit une volonté de réencastrer l’économie dans le projet national, selon une lecture sociologique qui rappelle que les choix économiques ne sont jamais neutres, mais sont toujours porteurs de visions du monde, de rapports de pouvoir et de hiérarchies de valeurs. En mettant en lumière l’héritage des politiques passées, affaiblissement des services publics, fragmentation des appareils productifs, dépendance croissante à l’endettement, le Président ne cherche pas à désigner des coupables, mais à établir la légitimité d’une rupture systémique où la restauration des capacités productives, la maîtrise des équilibres financiers et la réorientation des ressources vers les besoins sociaux deviennent les vecteurs d’un renouveau national.
Cette conception normative s’articule avec une exigence de cohérence institutionnelle, au cœur de laquelle se trouve l’articulation entre politique monétaire, gouvernance budgétaire et planification stratégique. Loin d’une simple coordination technique, il s’agit d’une recomposition du pilotage macro-économique qui implique que les institutions, telles que Banque centrale, ministères, organes de planification, convergent vers des objectifs partagés : stabilité des prix, relance de l’investissement productif, résilience des finances publiques. Cette vision, qui s’appuie sur une conception interactionniste de l’État comme champ traversé par des logiques parfois divergentes, met l’accent sur la nécessité d’une «cohérence dialogique» : indépendance technique, oui, mais intégrée dans un cadre stratégique explicite ; expertise technocratique, oui, mais insérée dans une orientation politique assumée. Le défi réside alors dans l’équilibre à maintenir entre autonomie institutionnelle et direction politique, équilibre qui ne peut être assuré que par des mécanismes transparents, des règles publiques et une responsabilisation accrue des acteurs économiques et administratifs. Ainsi comprise, la souveraineté redevient un projet collectif, où l’État, réaffirmé dans son rôle d’architecte du développement, cherche moins à imposer qu’à orchestrer une transformation globale fondée sur la cohérence, la lisibilité et la justice sociale.
Justice sociale et reconstruction productive
La justice sociale, placée par le Président Kaïs Saïed au cœur de son projet national, constitue moins une orientation morale qu’une véritable boussole opérationnelle. Elle ne se limite pas à une logique redistributive, elle vise à restaurer la dignité par l’insertion économique, l’accès effectif aux services essentiels et la création d’opportunités productives pour les catégories longtemps marginalisées. Ainsi, les mesures liées aux embauches ciblées dans la fonction publique ou à la régularisation de situations administratives doivent être comprises comme des instruments de stabilisation du marché du travail et de reconstitution de la capacité d’action publique. Toutefois, leur impact structurel dépendra de leur articulation avec des politiques d’insertion plus larges : formation professionnelle, appui aux petites et moyennes entreprises, stratégies sectorielles d’accès au crédit, et avec un système d’évaluation rigoureux garantissant l’efficience et la transparence des recrutements. L’enjeu, ici, est d’inscrire l’emploi public dans une dynamique où il soutient, sans l’étouffer, la stimulation du secteur privé productif afin de prévenir, à moyen terme, les tensions budgétaires et les déséquilibres structurels.
Cette vision s’inscrit dans une territorialisation assumée du développement, qui part des réalités locales avant de s’agréger aux priorités nationales. Le Président met en avant une architecture ascendante du développement, construite sur des diagnostics territoriaux précis, prenant en compte les spécificités régionales et les besoins exprimés par les communautés locales. Une telle approche entend répondre simultanément aux inégalités spatiales et à la crise de confiance envers les centres décisionnels. Mais cette territorialisation exige deux conditions essentielles : la mobilisation de la connaissance locale pour concevoir des projets ancrés dans les réalités socio-économiques et la mise en place de mécanismes d’arbitrage national capables de hiérarchiser les investissements sur la base de critères d’impact, de durabilité et d’équité. Sa réussite dépendra de systèmes d’information territoriale robustes, de compétences administratives locales renforcées et d’une gouvernance financière décentralisée mais encadrée par des normes strictes de contrôle et de responsabilité.
Dans cette perspective, la relance productive et la modernisation industrielle apparaissent comme le prolongement naturel de l’éthique de justice sociale et de la logique territoriale. La volonté présidentielle de favoriser un «modèle productif national» exprime un pragmatisme résolu : réduire la dépendance extérieure, renforcer la sécurité économique du pays et stimuler l’emploi à travers la consolidation de chaînes de valeur internes. Les secteurs retenus : énergies renouvelables, infrastructures essentielles, santé, éducation, transport, dessinent une stratégie cohérente, orientée vers l’amélioration de l’aptitude productive du pays et la construction d’un appareil industriel capable de soutenir une croissance inclusive. Pour se concrétiser, cette stratégie requiert une réforme du climat des affaires, des incitations systématiques à l’innovation, un appui ciblé aux PME/PMI et un cadre clair pour les investissements publics et les partenariats public-privé. Les risques sont réels : capture des bénéfices par des élites rentières, lenteurs administratives, faibles capacités de mise en œuvre. D’où l’importance d’une gouvernance active, d’indicateurs de performance transparents et d’une volonté politique constante de prévenir les dérives.
La force de la vision présidentielle réside précisément dans l’articulation de ces dimensions : une justice sociale pensée comme moteur de l’efficacité économique, une territorialisation du développement conçue comme antidote aux inégalités structurelles, et une relance productive soutenue par une stratégie industrielle cohérente.
Formalisation du secteur informel et refonte stratégique des entreprises publiques
La vision présidentielle articule de manière intégrée deux chantiers structurants pour l’économie nationale : la formalisation progressive du secteur informel et la restructuration des entreprises publiques. Dans la logique d’unification du marché, l’intégration graduelle des activités informelles n’est pas pensée comme une opération coercitive mais comme une transition socio-économique fondée sur l’élargissement de l’assiette fiscale, l’amélioration de la protection sociale et la restauration d’une concurrence loyale. Cette approche, alignée sur les expériences internationales les plus probantes, combine un ensemble d’incitations : allégements fiscaux transitoires, simplification des procédures administratives, accès facilité au financement, avec une lutte ciblée contre les pratiques irrégulières, évitant ainsi l’erreur historique consistant à criminaliser des dynamiques économiques souvent issues de vulnérabilités structurelles. Une telle transition exige la mise en place de dispositifs d’évaluation sociotechnique afin d’en mesurer les effets sur l’emploi, la productivité, les chaînes de valeur locales et les comportements entrepreneuriaux, et d’ajuster les leviers d’intervention selon des données empiriques et non des approximations. Parallèlement, la restructuration des entreprises publiques, telle qu’esquissée par le Président, s’inscrit dans une logique de performance, de responsabilisation et d’utilité publique plutôt que dans une perspective de privatisation systématique. L’objectif consiste à réhabiliter le rôle stratégique de ces entreprises dans le développement national à travers une gouvernance rénovée, appuyée par des conseils d’administration professionnels, des audits indépendants, des mécanismes exigeants de reddition des comptes et une stratégie industrielle cohérente.
Banque centrale et politique monétaire : entre stabilité et soutien à l’investissement productif
Le Président inscrit la Banque centrale au cœur de l’architecture économique nationale, non pas comme une institution isolée dans une logique technocratique, mais comme un acteur stratégique dont la mission dépasse la simple régulation monétaire pour embrasser un rôle structurant dans la relance et la soutenabilité financière. La Banque centrale est ainsi envisagée comme un pivot multidimensionnel : gardienne de la stabilité des prix, gestionnaire des réserves en devises, régulatrice du système bancaire et, de manière croissante, catalyseur de l’investissement productif à travers des instruments ciblés. Cette conception élargie traduit une rupture avec l’approche orthodoxe qui cantonnait l’institution à une fonction purement anti-inflationniste, et s’apparente davantage à une vision développementaliste où la politique monétaire s’insère dans un projet économique national cohérent.
Cependant, ce repositionnement s’accompagne d’un défi majeur : trouver un équilibre entre soutien à l’activité et préservation de la stabilité macro-financière. Une politique monétaire plus accommodante peut favoriser l’investissement, alléger les tensions sur les entreprises et dynamiser les secteurs productifs, mais elle comporte également le risque d’alimenter une spirale inflationniste si les garde-fous prudentiels ne sont pas suffisamment robustes. D’où la nécessité d’une articulation fine d’instruments complémentaires : renforcement du ciblage macro-prudentiel pour prévenir les risques systémiques, facilités de crédit orientées vers les secteurs stratégiques à haute valeur ajoutée, mécanismes d’évaluation régulière des vulnérabilités bancaires et pilotage dynamique des taux directeurs en fonction des chocs internes et externes.
Communication politique et mémoire nationale : légitimation par l’histoire
Dans son intervention, le Président réactive la mémoire des militants et des martyrs, au premier rang desquels Farhat Hached, afin d’inscrire son projet dans une continuité historique qui dépasse les contingences conjoncturelles. Ce recours au passé n’est pas simplement symbolique, il constitue une manière de relier l’action publique à un héritage collectif qui fonde la légitimité de l’État et structure l’imaginaire national. En convoquant ces figures, le Président cherche à civiliser le débat politique, à rappeler que les choix présents s’inscrivent dans une longue trajectoire de luttes pour la justice, la souveraineté et la dignité.
Cependant, si cette invocation mémorielle possède une indéniable force mobilisatrice, en offrant un récit commun capable de fédérer les aspirations, elle ne peut produire pleinement ses effets que si elle s’accompagne d’améliorations concrètes et perceptibles dans la vie quotidienne des citoyens. L’articulation intelligente entre mémoire et action devient alors essentielle : le passé sert de socle symbolique, mais c’est la capacité à traduire cet héritage en politiques efficaces qui permettra d’éviter toute dissonance entre la rhétorique et la réalité. Ainsi, la convocation du passé apparaît comme un levier stratégique qui donne sens au présent et oriente le futur, à condition qu’elle soit constamment nourrie par des preuves tangibles de progrès et de transformation.
