Des voix s’élèvent régulièrement pour regretter la perte des valeurs dans notre société, l’affaiblissement de la citoyenneté et en appellent au retour à la morale d’antan. Plusieurs vidéos circulent où nous pouvons voir certains jeunes ne pas respecter leurs aînés, se battre en pleine rue, insulter sans aucune retenue. Parents, enseignants et autorités semblent à bout de souffle…
Il n’y a pas de fumée sans feu, affirme le dicton. Les valeurs, le respect et la discipline sont-ils en train de disparaître ? Mais qu’est-ce qui pousse les jeunes, voire même les adultes à agir de la sorte? Que retiennent-ils de tout cela ? Éprouvent-ils un sentiment de fierté à agir ainsi ou serait-ce l’expression d’un surcroît de liberté et d’un manque d’éducation et de discipline ? Comment transmettre à nos enfants les principes qui font aujourd’hui défaut à la société ? Comment leur parler de responsabilité lorsque l’irresponsabilité devient la norme ? Et comment évoquer le respect lorsque la violence verbale est banalisée ? Autant d’inquiétudes qui traduisent l’urgence d’agir.
On entend souvent que «c’était mieux avant». L’idée circule que dans le passé, on pouvait faire confiance aux autres, que les gens se respectaient mutuellement et que désormais, ce ne serait plus le cas. «Comme si c’était hier, précise Hédi, un jeune cadre, je me rappelais encore que je ne pouvais même pas fixer les yeux de mes parents ou de mes instituteurs pour les saluer ou bien voir une personne plus âgée que moi et ne pas la saluer ou encore m’asseoir dans un café avec mes amis quand j’étais au collège, ou revenir à la maison 20 min après les classes, car l’éducation avant était rude». Juste un tableau pour vous montrer la différence par rapport aux faits et comportements que nous observons aujourd’hui…
Aujourd’hui, les enfants ne respectent plus leurs aînés sous prétexte que le monde a changé. Les parents n’ont pas encore de pouvoir sur leurs enfants. La crise que nous traversons est à la confluence de deux processus : une crise morale et une crise économique qui ont abouti à une société d’hostilité et de violence. Nous subissons une véritable érosion des valeurs humaines. Autrefois, il y avait trois piliers importants dans la vie de chacun : la famille, l’école et le travail. La famille, par exemple, agissait comme un unificateur. Nous avons appris le premier sens des valeurs sur les genoux de nos grands-parents et il y avait toujours quelqu’un à la maison qui s’occupait des enfants. Mais ces fondements se sont ébranlés. Les femmes doivent travailler. Les parents, occupés à joindre les deux bouts, n’ont guère de temps pour les enfants qui sont livrés à eux-mêmes. Or, les enfants ont besoin de modèles. Comme les parents sont absents, ils vont idolâtrer des acteurs, des chanteurs, des sportifs, dont la conduite laisse parfois à désirer. L’enfant, qui ne le réalise pas, les imite.
Au niveau des médias, l’enfant passe beaucoup de temps devant la télévision. Et qu’est-ce qu’il voit ? Ce sont surtout des programmes remplis de violence. Il grandit alors dans ce climat agressif.
Pourquoi ce déclin moral ?
Il incombe à la fois aux parents et à la société. Les parents n’accordent pas assez de temps ou sont trop permissifs. Au niveau de la société, il y a eu trop de changements. Autrefois, il y avait plusieurs activités pour occuper les jeunes. Par exemple, les clubs où les jeunes pouvaient faire du théâtre, de la musique, du sport. C’était des pépinières pour leur formation, mais maintenant, tout cela n’existe plus. On se demande maintenant ce que ces jeunes feront. Que leur reste-il ? D’un autre côté, il y a les profs. Jadis, ils étaient considérés comme des demi-dieux mais aujourd’hui, ils ne sont ni écoutés ni respectés. L’érosion des valeurs perdure, surtout en milieu scolaire.
A quoi cela sert-il d’avoir un diplôme avec de beaux résultats sans les notions de valeurs morales ? Souvent, on ne songe pas que les valeurs humaines contribuent au développement physique et mental. A contrario, place au langage ordurier, au vandalisme, au comportement empreint de violence. La punition imposée par les autorités scolaires vient-elle forcément résoudre cette perte de valeurs ? Avant toute chose, il faut remonter à la source du problème. On ne peut pas condamner à tort et à travers et punir en espérant que cela suffira. On peut traiter le problème et réhabiliter les valeurs en adoptant une approche plus positive. Les jeunes n’ont pas vraiment tort car ils croient que ce qu’ils font est toujours juste. Les parents ont leur rôle à jouer. Il ne suffit pas d’interdire une chose pour que l’enfant s’exécute. On sait que souvent, c’est le contraire qui se produit. Si on n’y met pas un frein, on arrivera un jour à un point de non-retour. Il ne faut pas rester inactif mais agir pour sensibiliser et inculquer ces valeurs. Il est urgent de rétablir l’équilibre en matière de valeurs morales à l’école, mais aussi dans la société. C’est pour cela que nous voulons toucher le maximum d’enfants, notamment en milieu scolaire. Ainsi, ils pourront grandir dans une atmosphère saine. L’éducation est un outil efficace qui peut influencer la pensée et la conduite des jeunes.
Notre société a-t-elle changé ?
Notre société évolue mais souffre désormais d’un certain nombre de maux résultant de l’effacement des valeurs traditionnelles : la dignité, l’honneur, le respect, le mérite, le sens de l’effort, le don de soi, l’appartenance solidaire à un groupe. Autant de valeurs qui ont laissé place à l’individualisme, à l’insouciance, au laxisme et à l’irresponsabilité. Les Tunisiens ne sont pas indifférents à la question des valeurs et à ses implications sociales et éthiques. Bien au contraire, ils observent, s’interrogent et s’inquiètent face aux dérives qui touchent profondément le tissu social.
D’ailleurs, la crise des valeurs n’est plus une idée abstraite ni un thème réservé aux intellectuels. Elle se manifeste partout : dans la rue, dans les discours, dans les comportements, à l’école et même dans les médias. C’est une crise que nous observons et vivons au quotidien. La perte des valeurs engendre une «société à problèmes» comme le souligne Salem, père de trois enfants : «Je pense tout simplement que les adolescents sont dans leur phase de rébellion. Nous sommes tous passés par là à un moment de notre adolescence. Certes, tout le monde ne le vit ou ne l’a pas vécu de la même manière. J’estime qu’il faut encadrer nos jeunes. Je ne pense pas qu’ils soient méchants, il faut juste les écouter et comprendre pourquoi ils réagissent avec autant de violence. Ce n’est qu’après avoir identifié le problème que nous, adultes, pouvons trouver les mesures adéquates pour les recadrer. Par exemple, l’introduction de la méditation dans le programme scolaire ou d’autres activités physiques ou matières telles que le théâtre, la musique, la poésie ou le slam, pourrait aider les jeunes à exploiter leurs talents, canaliser ce surplus d’énergie. C’est à nous de donner le bon exemple. Si notre société a recours à la violence pour se défendre, il n’est pas étonnant que la nouvelle génération en fasse de même.
Comme dit l’adage : «l’exemple vient d’en haut». Pour Nadia, comptable, «les jeunes ont perdu leurs repères devant l’inexistence de valeurs reconnues, promues et partagées par toutes les composantes de la société. L’absence de modèle, la perte des repères, la dévalorisation de l’effort des jeunes font que les jeunes s’identifient à des valeurs étrangères, sans consistance, véhiculées dans les NTIC, les séries télévisées, les réseaux sociaux, etc. Pourtant, pour d’aucuns, les jeunes ont des repères mais ils sont autres que ceux qu’on veut promouvoir à leur niveau. Quelque part, il y a problème lorsque nous n’essayons pas de les écouter. Ils ont leur manière d’agir. Il faut les accompagner dans ce processus à partir de leurs propres centres d’intérêt, les aider à découvrir et développer les aspects positifs et constructifs de leur propre vision du monde. Les jeunes d’aujourd’hui s’entourent de technologie et de nouvelles tendances.
C’est peut-être l’une des raisons : ils ont grandi avec moins de valeurs que la génération précédente». Fatma, institutrice, estime que «les jeunes ne respectent plus leurs aînés, tout comme leurs parents, les vieilles personnes… Quand je vois de nos jours, comment un jeune ose parler à une personne âgée, je perds mes mots. Autrefois, quand un enfant se comportait mal, le voisin, l’oncle… n’hésitait pas une seule seconde à le corriger ! Aujourd’hui, on constate de plus en plus que beaucoup de parents ont démissionné de leurs rôles, au point que très tôt, les enfants commencent déjà à avoir des attitudes déplorables en parlant mal aux autres ou en ne se tenant pas convenablement devant autrui. La société a changé. Avant, on disciplinait les enfants, on est passé à l’extrême en faisant des enfants rois. La communauté, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, ne favorise pas la communication intergénérationnelle et le décloisonnement social.
Il faudrait réinvestir d’urgence dans les principes fondamentaux, dès l’école : la citoyenneté active, le civisme, la probité, la solidarité, mais aussi le respect des droits humains, ainsi que la valorisation de l’éducation, de la culture et du travail bien fait. La responsabilité est à la fois collective et individuelle. Chacun d’entre nous doit agir à son niveau, à travers ses paroles, ses gestes et ses choix du quotidien. Il ne suffit pas d’attendre que les autres changent : c’est dans l’engagement personnel que réside la force du changement». Le numérique a un impact sur notre société et comme l’atteste Samia, étudiante, «autour d’une même table, chacun est absorbé par son téléphone. La parole ne circule plus, les regards se croisent à peine. On n’apprend plus et on ne partage plus rien», déplore-t-elle. Un constat qui illustre cette fracture silencieuse qui achève de porter l’estocade à notre vie sociale. Cette priorité donnée à l’image plutôt qu’à l’humain révèle une société en quête de sensationnel et de recherche du buzz.
Kamel BOUAOUINA
