Il est évident que la Tunisie est, aujourd’hui, une référence continentale dans la lutte contre les cancers, aussi bien dans la prévention que dans les soins. Certes, cette guerre oncologique est longue et exigeante, mais nous sommes sur la bonne voie pour dompter une maladie qui fait, partout dans le monde, des ravages…
A vrai dire, l’état des lieux montre, de manière évidente, que cette pathologie ne cesse d’avancer et d’atteindre encore plus de personnes. D’après une étude récente, le cancer demeure un problème majeur de santé publique en Tunisie et son incidence n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années. Selon l’Observatoire mondial du cancer, l’incidence annuelle des cancers en Tunisie a pratiquement doublé en 10 ans. D’environ 12 000 cas en 2012 à 20 000 en 2020. Les cancers du poumon, de la vessie, de la prostate et les cancers colorectaux sont les plus fréquents chez les hommes, et les cancers du sein, colorectaux, du poumon, de la thyroïde et du col de l’utérus le sont chez les femmes.
Avec l’augmentation de l’incidence du cancer en Tunisie, les décès dus à une cause tumorale, toutes tumeurs confondues, sont devenus la première cause de mortalité en Tunisie depuis 2021, représentant environ 15,6% de l’ensemble des décès, juste après les maladies diabétiques (7,6%) et les maladies cardiovasculaires (6,8%), selon les chiffres du ministère de la Santé.
Il faut dire que les décès en cancérologie sont liés au stade avancé et au statut métastatique des tumeurs. En effet, malgré les améliorations majeures dans le diagnostic et le traitement du cancer dans le monde, l’invasion tumorale et les métastases sont les principales causes de récidive tumorale et de morbidité des patients, représentant 90% des décès par cancer chez l’homme.
D’autres études et enquêtes de la situation de cette maladie nous permettent de conclure que le cancer du sein est désormais le cancer le plus fréquent dans le monde, alors que le cancer du poumon a reculé grâce à la lutte contre le tabac, ce qui a permis à plusieurs pays de réduire le nombre de cas. En Tunisie, nous avons, à titre d’exemple, 4 000 nouveaux cas de cancer du sein par an, et plus de 22 000 nouveaux cas de cancer tous types confondus.
Diagnostic et traitements : peut mieux faire…
Une étude élaborée par Dr Mohamed Jemaâ, un jeune professeur assistant à l’Université de Tunis El Manar et chercheur principal au laboratoire de génétique humaine de la Faculté de médecine de Tunis, qui vient d’être honoré par le prestigieux Prix King Hussein du Meilleur Jeune Chercheur en Cancérologie pour le monde arabe lors de l’édition 2025, révèle que les traitements disponibles en Tunisie sont essentiellement la chirurgie, la radiothérapie et la chimiothérapie, selon le type et le stade du cancer. Cependant, le diagnostic et le traitement du cancer restent difficiles en raison du nombre limité de centres d’oncologie publics spécialisés et du coût élevé des cliniques privées. En effet, il existe très peu de centres publics spécialisés en cancérologie, qui offrent des services de diagnostic, de traitement et de suivi aux patients atteints de cancer, s’agissant principalement de l’Institut Salah Azaïez de Tunis (le principal centre de recherche et de traitement du cancer en Tunisie) et des centres hospitaliers universitaires Farhat Hached à Sousse et Habib Bourguiba à Sfax.
Cette même étude révèle certaines causes qui empêchent une meilleure prise en charge, car cet accès fragmenté et limité aux services de santé en cancérologie, entraîne par la force des choses des retards dans le diagnostic du cancer. Les patients tunisiens souffrent également de retards dans le diagnostic du cancer pour toute une série d’autres raisons, notamment le manque de sensibilisation, le défaut de dépistage précoce et les tabous culturels, entre autres. A ces facteurs s’ajoute un autre facteur culturel et qui n’arrange guère les choses, l’automédication des patients qui préfèrent les plantes médicinales traditionnelles aux traitements conventionnels, parfois même avant de consulter les spécialistes, ce qui retarde et complique le diagnostic, et le traitement a posteriori.
L’auteur de cette étude va encore plus loin. Il a entrepris une petite enquête qui s’est étalée sur 5 mois, à l’hôpital La Rabta de Tunis et à l’Institut d’oncologie Salah Azaïez, à Tunis, pour interroger une cohorte homogène de patients, 40% d’hommes et 60% de femmes et dont la moyenne d’âge était de 50 ans. Ce qui a marqué cet interrogatoire, c’est que plus de 80% des patients interrogés se sont présentés pour la première fois au service de consultation. Pourtant, malgré cette primo-consultation, les patients avaient majoritairement des métastases, c’est-à-dire des tumeurs qui se sont propagées sur plusieurs organes dans le corps. 60% pour tout le groupe et 75% parmi ceux qui consultaient pour la première fois. Un taux extrêmement élevé pour une forme très tardive de cancers. Afin de comprendre les raisons d’un état clinique aussi avancé, on a demandé à ces patients en particulier (métastasés qui consultent pour la première fois) s’ils avaient pris des médicaments en automédication tels que des décoctions de plantes et/ou d’autres médicaments populaires avant de décider de consulter un médecin. Tous, 100%, ont avoué l’avoir fait!
En résumé, cette enquête met en évidence le retard de diagnostic dans les services publics d’oncologie en Tunisie, conduisant à des tumeurs hautement métastatiques lors de la première consultation médicale et de facto, à un taux élevé de décès liés au cancer.
Un partenariat prometteur
Pour sa part, Dr Ghazi Jerbi, l’éminent spécialiste en cancérologie et président de l’Association Nourane de lutte contre le cancer, qui vient de participer à la 4e édition du Congrès international d’oncologie médicale qui s’est tenu à Tunis, tient à confirmer que la Tunisie a toujours été pionnière dans le traitement du cancer par rapport aux autres pays africains : «Nous voulons retrouver notre place en tant que référence et destination médicale. Nos partenariats avec les pays présents au congrès sont allés dans la bonne direction, notamment avec la participation de représentants du premier institut européen et du troisième mondial de traitement du cancer, qui a été représenté par son directeur et plusieurs chefs de service. Un partenariat a été conclu dans ce cadre avec l’Institut Gustave Roussy et une clinique privée en Tunisie. Nous espérons que ce partenariat s’élargira bientôt à l’Institut Salah Azaïez. La Tunisie travaille activement sur la prévention des maladies cancéreuses, et nous pouvons nous appuyer désormais sur l’hôpital numérique pour le diagnostic, l’analyse des résultats et l’évitement des cas avancés».
C’est dire que des actions concrètes doivent être lancées à plus d’un niveau pour stopper le fléau, dont le dépistage précoce car la détection du cancer reste rudimentaire, le système des RDV faisant que les délais de traitement peuvent parfois atteindre 6 mois, en fonction de la disponibilité des équipements de radiothérapie ou des médicaments de chimiothérapie. De même, le système bureaucratique d’assurance maladie joue un rôle dans le scénario tragique des décès liés au cancer car la disponibilité de certains médicaments et de certaines procédures est limitée et il faut généralement du temps pour qu’ils soient efficaces, ce qui les rend tardifs et non pertinents.
Ceci sans parler des tabous sociaux qui entourent le cancer : la peur d’être diagnostiqué avec un cancer, la stigmatisation sociale ou les croyances culturelles peuvent empêcher les gens de rechercher des soins médicaux en temps opportun, en particulier dans les zones rurales.
Il est impératif pour ainsi dire de mettre l’accent sur le dépistage et le diagnostic précoces, afin d’éviter les cas avancés qui menacent la vie du patient et engendrent des coûts importants pour lui et pour l’État. L’Etat et les citoyens doivent en être conscients car c’est seulement à ce prix que la lutte contre le cancer triomphera en dernier ressort de cette vilaine maladie.
Kamel ZAIEM
