Reçu par le Ballet de l’Opéra de Tunis pour une résidence artistique du 21 au 27 février, Rachid Ouramdane, directeur du Théâtre de Chaillot et chorégraphe français de renom, amène un riche répertoire, un savoir-faire avéré et des « façons de danser » qu’il espère originales. Tenté par « l’aérien », il amène aussi Hamza Benlabied, virtuose circassien. Qu’attend-il en retour ? Un « dialogue des imaginaires », présume-t-il. Nous avons rencontré l’artiste, et, mieux, assisté à l’une des séances intenses et closes de cette résidence avec les jeunes danseurs/danseuses du Ballet. Immersion.
Séance intense ? Il y a des corps qui meuvent et émeuvent. Des corps qui s’élancent, des corps qui se bousculent, qui s’assaillent, qui se lâchent et se relâchent. Des corps qui se touchent, certains qui s’évitent, d’autres qui roulent à même le sol, et d’autres encore qui se trémoussent, tout en tournant en rond. De très jeunes corps, au fait, qui caracolent et gambadent dans tous les sens. Tantôt ils se hâtent, tantôt ils s’arrêtent, tantôt ils s’entrelacent. Et puis, rebelote : ils se remettent à sautiller, à virevolter, à s’agiter tous azimuts. Surprise : en voilà un qui vole dans les airs ! Suivi d’un autre. Et puis d’un autre encore. Ambiance de « répét’ », musique saccadée, huis clos incandescent, à midi trente : la séance matinale de la résidence du Ballet de l’Opéra de Tunis avec le chorégraphe Rachid Ouramdane et le circassien Hamza Benlabied touche bientôt à sa fin. Elle captive absolument notre regard.
Langage chorégraphique et pratique circassienne
« Tous les mouvements peuvent avoir une poésie », nous lancera par la suite Rachid Ouramdane. Entretemps, cette séance de répét’ a déjà tout d’une belle partie de plaisir mêlé de sueurs. Une vingtaine de jeunes danseuses et danseurs, se répandant dans la salle, s’évertuent à répéter, en symbiose, des mouvements de danse, entremêlés d’acrobaties, qu’ils viennent tout juste d’apprendre. Se faisant discret, Hamza Benlabied se confond dans la foule et ajuste les élans. Ouramdane, pour sa part, est beaucoup plus dans le langage : « Syrine, faut parfaire ceci », « Ziad, faudra retravailler cela ».
Des tableaux chorégraphiques parsemés d’acrobaties et de scènes de culbutes plus ou moins risquées, c’est certainement spectaculaire à regarder, mais il y a aussi cette hormone des sensations fortes qui accompagne l’accomplissement de chaque mouvement plus ou moins hasardé. Subito, l’un des jeunes danseurs, volant dans les airs après avoir pris son élan à la courte échelle de ses compagnons, finit son tour d’acrobatie écrasé au sol. Moment de panique dans la salle : on arrête tout, tout le monde s’affole.
« Quand je vois un groupe d’acrobates, je vois une communauté », nous confiera plus tard Ouramdane. « Une attention délirante ! parce que lorsqu’il y en a un qui rate son mouvement, on rigole pas ! si tu n’es pas là tu meurs ! », raisonne-t-il. « Après, ils sont extrêmement pro, ils ne sont pas là pour mourir », modère-t-il, quasiment hilare.
« Je vais bien ! », rassure enfin le danseur malchanceux, un grand sourire aux lèvres. Plus de peur que de mal : on se ressaisit et on reprend la séance de plus belle.
« Etat d’urgence ! »
Lorsque la chorégraphie au sol dialogue avec le monde de l’aérien, le risque de faux pas peut sembler élevé. Toujours est-il que dextérité, virtuosité, maitrise d’un savoir-faire dûment pratiqué sont, par là-même, les maîtres-mots de cette rencontre, qui se veut « enrichissante » à en croire le témoignage des deux artistes, entre le langage chorégraphique, d’un côté, et la pratique circassienne, de l’autre.
« Je ne sais pas ce que c’est que la chorégraphie, je ne sais pas ce que c’est que la danse », nous déballe Rachid Ouramdane. Quel enjeu à vouloir flirter avec les arts du cirque ? Etudier, avant tout, tout ce qui est chorégraphique, tout ce qui est art du geste, tout ce qui peut devenir intéressant en termes de mouvement. Une logique de recherche ? Tout mouvement, tout corps peut devenir sensible, exprimer des choses. Rassembler des disciplines ? Ce n’est pas antinomique. Ce sont des mondes qui doivent se rencontrer. Une évolution ? Que nenni. Il y a toujours eu des croisements dans l’histoire de l’art. Un dialogue à creuser ? Une opportunité.
« Aujourd’hui, dans le corps des circassiens, il y a une sorte d’état d’urgence », développe Rachid Ouramdane, « je ne parle pas des risques, cela va de soi. Mais d’un engagement qui est total. Une capacité à se soutenir, à être là les uns pour les autres, malgré les différences que porte tout un chacun ». Et l’artiste de continuer, presque philosophe : « Cet état d’urgence qu’on voit sur scène reflète un certain état du monde. Voyez par exemple ce qui se passe en Ukraine en ce moment. Peut-être qu’il s’agit là de clichés, de pensées bateaux. Un débat moraliste. De grandes utopies. Mais c’est cette façon de faire communauté qui m’intéresse ». Et de conclure : « L’intelligence collective, c’est ça que j’ai envie de défendre, plutôt que des individualités. »
Dialogue des imaginaires
Concrètement, « une semaine, c’est très peu », regrette l’artiste, qui espère savourer durant son séjour un « dialogue des imaginaires », caractéristique dit-il de la Méditerranée des arts. En somme, apprendre à se connaitre en un temps record, pour ne serait-ce qu’effleurer le croisement. Ordre du jour ? Ce matin, on a travaillé des mouvements, des figures un peu abstraites. Objectif ? Ce n’est pas exploratoire. Retravailler, d’abord, sur des bouts de spectacles déjà faits, des choses déjà abouties, écrites avec rigueur, dansées, performées par des virtuoses, par de très grands professionnels. « Mais il y aura un moment durant cette semaine où ils seront amenés à réaliser leurs mouvements à eux », avertit Ouramdane.
Se projeter vers « l’après » ? Rachid Ouramdane ne pouvait rien promettre, à l’heure où nous nous rencontrions. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de sourire à l’idée de réaliser un spectacle pour le Ballet de l’Opéra de Tunis. Une résidence, c’est fait entre autres pour cela, n’est-ce pas ? En somme, préparer du concret.
Slim BEN YOUSSEF