Interview réalisée par Raouf KHALSI
En dehors de sa grande carrière au service de la Grande muette, le Contre-Amiral Kamel Akrout incarne le prototype (assez spécial du soldat doublé de l’intellectuel et, le tout, se fondant dans le gotha des Elites qui, pourtant et pour la plupart, n’arrivent pas à se repositionner par rapport à la conjoncture délicate que traverse le pays. Formation de premier ordre (voir sa biographie), patriote, homme doté d’une grande culture et parfaitement imbu de notre histoire, tout autant que des mutations géostratégiques de notre région. Regard perçant et chirurgical sur la Tunisie actuelle, sur la dernière décennie et sur les exigences de l’avenir immédiat. Parce qu’il maitrise les enjeux sécuritaires, tout autant qu’il dissèque avec précision les pesanteurs institutionnelles et politiques.
Une interview dépassionnée, mais de grande facture qu’il livre à nos lecteurs.
Le Temps News : Amiral, au vu de votre longue expérience au service de la Grande muette, considérez-vous que la Tunisie est moins exposée aujourd’hui au terrorisme ?
Kamel Akrout : En matière de terrorisme, comme dans les questions militaires en général, il ne faut jamais se croire à l’abri de toute menace ou de la survenue d’une catastrophe sécuritaire. On ne peut être sûr de rien et certainement pas des intentions d’ennemis non déclarés, mais tapis dans l’ombre. Cela signifie que les menaces internes n’ont pas disparu et celles venant de l’extérieur ne peuvent être écartées, surtout compte tenue de l’instabilité que connait la région.
. Vous avez été l’un des piliers du Conseil de sécurité nationale sous la houlette du défunt Président Béji Caid Essebsi. Vous aurez sans doute lu les Mémoires de Habib Essid : il y dit, entre autres, que tout ce qui se décidait au Conseil de sécurité nationale parvenait systématiquement aux oreilles de Rached Ghannouchi : qu’en est-il ?
-Dans la défunte constitution de 2014, le chef du gouvernement était l’autorité la plus haute du pays, dotée de tous les pouvoirs et disposant de la plénitude des moyens, y compris d’aller devant la justice pour constat de divulgation de secrets d’État. Le constater quand on a été chef de gouvernement et ne pas le dénoncer est une faute politique. En outre, en procédant par élimination de possibles contacts avec Ghanouchi parmi les membres du Conseil, le chef du gouvernement de l’époque aurait pu savoir qui était l’informateur de Ghanouchi. J’ajoute aussi, que lorsqu’on veut établir une vérité historique une fois venue la retraite politique, on ne garde pas toutes les choses, on désigne et on aide à l’établissement de la vérité, en nommant les choses et en désignant ceux qui ont pu par imprudence ou par trahison du secret d’État informer un homme en dehors du cercle du pouvoir.
. Depuis votre fin de mission auprès du Conseil, vous êtes resté très actif en animant des webinaires et autres forums. Quel est votre constat de la situation actuelle de la Tunisie, tant sur le plan politique que socioéconomique ?
–Notre pays est dans la pire situation possible depuis son indépendance. Les dix années qui viennent de passer ont été dans l’ensemble dramatiques. Croire que ce fut un printemps, c’est faire preuve d’une complaisance vis-à-vis d’une classe politique qui a envoyé le pays dans une faillite totale. Pour être franc, tout ce qui fait État, tout ce qui fait la société s’est dérobé. Certes, la paix civile est maintenue au prix d’acrobaties économiques et financières, mais cela ne peut durer et à force d’avoir reculé, l’heure des choix draconiens va finir par sonner. Pire, jamais depuis la fin des années 1860, la Tunisie n’a été autant menacée dans sa souveraineté. Jugez–en, les solutions économiques dont dépendrait toute paix civile ne sont plus désormais entre nos mains. Les solutions institutionnelles que nous voyons se pointer à l’horizon sont des plus inquiétantes. La parole de la Tunisie sur la scène internationale est aujourd’hui peu entendue, certains se sont évertués même à réclamer l’aide d’un député britannique d’Irlande du Nord qui s’est cru obligé de souligner son désarroi devant l’état de la démocratie tunisienne, oubliant la situation de l’Ulster ! Lorsqu’une classe politique déchue, responsable de la faillite en arrive à demander l’aide des chancelleries étrangères contre son propre pays, alors on peut qualifier le tableau de dramatique.
La situation sociale, la paupérisation de larges couches de la société, la quasi disparition de la classe moyenne, la prédation de l’État et de ses moyens, sont les indicateurs à mettre au passif de ceux qui ont gouverné le pays sur les dix dernières années. Cette situation ne s’est pas améliorée depuis le 25 juillet 2021. On espérait un choc psychologique positif, mais il n’est jamais venu.
La Tunisie a raté la décennie 2010 – 2022. Elle a quitté la scène des économies émergentes, le pays est obsolète, son administration s’est effondrée, son éducation est en friche, les outils de l’avenir ont été dilapidés par ceux qui ont organisé le pillage méthodique de l’État. Remonter la pente sera des plus difficiles.
Le plus triste c’est l’absence d’un bilan et l’absence d’une imputabilité du gouffre dans lequel le pays a été jeté. Il est grand temps de faire l’inventaire de ces années détestables de dresser le bilan des uns et des autres.
. Dans vos publications sur votre mur facebook, vous brandissez immanquablement le mot patriotisme : est-ce à l’endroit de ceux qui sont en intelligence avec des forces étrangères ?
-2011 et les années qui ont suivi ont été des années de destruction de l’esprit même du patriotisme. Quand certains faisaient les couloirs politiques de capitales étrangères, et faisaient passer cela pour une vertu politique, quand certains partis incitaient à l’envoi de djihadistes, quand d’autres sous couvert d’ONG recevaient des millions de dollars, quand des responsables se faisaient chroniqueurs politiques dans des chaînes étrangères pour divulguer les secrets d’État, on peut alors que répondre positivement à votre question.
. Compte- tenu de votre cursus et de votre connaissance des mutations géostratégiques, quel réel impact exercerait la guerre en Ukraine sur notre région et sur notre pays ? Quel doit être notre positionnement ?
–Le droit international, le respect des frontières, le respect de la souveraineté des États sont les pierres de voûte du système rapports pacifiques entre les pays. Ceci ne saurait souffrir pour moi d’aucune remise en question. L’Ukraine est un État reconnu par l’ONU, disposant de frontières reconnues : on ne peut l’en priver sous aucun prétexte. La Tunisie, comme la région dépendent de la Russie et de l’Ukraine pour des produits agricoles stratégiques. Ceci m’amène immédiatement à poser la question quant à la raison de notre dépendance. Il faut ensuite s’employer à construire une stratégie nationale de sécurité alimentaire et énergétique du pays. Je vais remarquer au passage, que notre commerce intérieur, notre industrie agroalimentaire intérieure ont été détruits par l’ouverture effrénée à des produits étrangers, je constate que les mafias de la contrebande ont mis par terre une grande partie de l’économie du pays. La crise actuelle doit être le moment pour tout reconstruire. Il est déjà tard, il suffit de songer que le pays peut perdre 50% de ses terres agricoles en moins de 30 ans. Ce ratio devrait donner des sueurs froides à ceux qui gouvernent. J’ajoute que 500 millions de personnes sont désormais menacées par une crise alimentaire, si la guerre devra se poursuivre au-delà de l’été prochain.
. Il est clair qu’avec le 25 juillet, nous sommes passés à un régime ultra-présidentiel de fait, mais avec les droits et les libertés qui ont été solennellement proclamés : jusqu’où pourrions-nous aller dans cette voie ?
-En politique, l’exceptionnel ne doit pas durer. Si le 25 juillet a eu lieu c’est parce que le système antérieur conduisait à l’impasse. La constitution de 2014 a été médiocre, dictée par-dessus les épaules des constituants. Elle devait être abrogée. Cependant, dans la période actuelle, la seule autorité élue et légitime est le chef de l’État. Cependant, sa légitimité, si elle doit lui donner des pouvoirs, elle ne peut pas lui donner tous les pouvoirs. Notamment en ce qui concerne le futur cadre constitutionnel du pays qui ne peut être décidé comme s’il s’agissait d’un mariage morganatique, au sein d’une officine. Il en est de même du type de régime. La Tunisie a été le laboratoire des forces extérieures, durant les dix dernières années, en dépit du bon sens certains ont essayé de nous imposer des accommodements, des formes de chimères constitutionnelles à la Frankenstein. Il ne faut pas que le 25 juillet se termine par une farce du même niveau avec la création d’un système à deux degrés qui finira par une concentration totale et un pouvoir unique. Attendons de voir et on pose le diagnostic.
. On parle de Dialogue national, mais chacun voit midi devant sa porte : pensez-vous qu’il est impérieux et qu’il apportera des solutions aux clivages actuels ?
-Le nœud gordien du dialogue national sera de dire qui doit y participer, comment y participer, combien de temps ça doit durer et quelle est la feuille de route. S’il s’agit de tracer le cadre constitutionnel, le cadre du jeu politique et enfin le système de gouvernement, alors dans ce cas, vu la gravité de la situation et vu l’échec de 2014, il faudra imaginer un autre système de concertation. En tout état de cause, les partis qui ont gouverné de 2010 à 2021, ne peuvent prétendre orienter l’avenir politique du pays, ils ne peuvent réussir aujourd’hui ce qu’ils ont sciemment détruit hier. Pour le bien du pays, ils doivent s’effacer dignement et ne pas tenter le combat de trop.
. Pensez-vous que le référendum, puis les élections législatives finiront par apporter une saine recomposition du paysage politique ?
-Il faut se rendre à l’évidence que notre pays n’a pas de classe politique mature, structurée, nous avons eu une comédie de pouvoir, rarement un vrai pouvoir, des gens qui convoitaient les fruits du pouvoir, mais peu ont voulu agir pour le bien commun. Un référendum serait utile, s’il était précédé par une discussion des options constitutionnelles majeures. Cependant, il faut savoir qu’un référendum sur un tout est dangereux, car, si un texte complet était ficelé et scellé, comment alors en débatte, si le référendum est une option entre un « tout » ou un « rien ». Quant à la recomposition du jeu politique et du paysage, celle-ci ne se fera pas de façon magique, par un texte aussi parfait qu’il puisse être, il ne faut pas en attendre des effets immédiats, mais une éducation à long terme.
. Comment voyez-vous la Tunisie de demain, malgré la monstrueuse accumulation de problèmes socioéconomiques ? En bref, quelles solutions préconisez-vous pour une rapide sortie de crise ?
-La Tunisie n’a qu’une richesse : son ouverture, elle n’a pas d’autres moyens que la force de ses enfants. Rien d’autre n’est possible ou disponible que ces deux atouts. Les dernières années ont été des années de dilapidation de ces deux richesses, tout le génie tunisien serait de reconstituer cette richesse. Mais pour ça, il n’y a pas que la constitution. Il y a d’abord la fierté d’être tunisien, il y a notre histoire, notre récit national et surtout la nécessité de redire que nous sommes une Nation.