Nabil Baffoun rue dans les brancards. C’est que le Président a invité à Carthage son second, Farouk Bouaskar, ce que le Président en exercice de l’ISIE feint de relativiser, mais il est évident qu’il considère cela comme étant une marginalisation pure et simple.
Quelque part, Nabil Baffoun devait bien prévoir cet « affront ». C’est que Kais Saied se dresse contre tout ce qui s’est fait (de bon et de mal) avant le 25 juillet et il est clair que toutes les instances constitutionnelles devaient être réduites à la potion congrue, si ce n’est qu’elles seraient suspendues tout autant que la constitution elle-même. Après avoir accusé le coup, Baffoun fait d’abord amende honorable : « Je pars, mais que les autres membres restent ». Mais, puisque la nuit porte conseil, il monte au créneau, défiant Saied : « Qu’il me limoge ! ». Bras de fer engagé. Duel inégal, néanmoins…Mais, au-delà, quelle ISIE à trois mois du référendum ? Et que sortira Saied de son chapeau ?
Nabi Baffoun argumente (sur les ondes d’une chaîne privée) dans le sens de la légalité et de la constitutionnalité de l’ISIE, dont il a toujours dit qu’elle représentait une instance unique dans son genre dans le monde arabe.
L’ISIE et son cheminement convulsif
Sauf qu’il faut bien remonter un peu le cours des choses. Avec Kamel Jendoubi et son équipe, cette instance avait précédé la naissance de la constitution de la IIème République. Et il n’est pas dit que Kamel Jendoubi, militant des Droits de l’Homme, s’accommodait allégrement de la razzia nahdhaouie lors des premières élections de la révolution. Tactique, argent sale, corruption des âmes, ce n’était pas vraiment à son instance de s’y prononcer, à moins de listes frauduleuses et criardes.
A cette époque-là, c’était la confusion totale et tout se faisait à l’emporte-pièces. Parce que l’ISIE était pour ainsi dire l’extension du bras de la Constituante, présidée par Yadh Ben Achour. Et, par ricochet, Saied serait dans une espèce de fixisme tenant au rapports entre les deux hommes. Rapports du reste loin d’être idylliques, ne serait-ce qu’au vu de l’interview accordée par Yadh Ben Achour au journal Le Point, là où il déclarait que « Saied était un islamiste masqué ».
Puis, ce fut l’intronisation de l’Instance Supérieure indépendante des élections, instance constitutionnelle et dont les membres étaient élus par l’ARP. Ce fut l’ère Chafik Sarsar comme on l’appelle, et il faut avouer que les élections de 2015 furent très bien diligentées, même si la tare congénitale persistait : un code électoral ayant quand même permis à Ennahdha de résister à la razzia de Nida Tounes, alors que, sur le front de la présidentielle, Moncef Marzouki tenait la dragée haute au grand favori (grâce essentiellement aux femmes) Béji Caïd Essebsi. Mais, déjà, beaucoup de suspicions entouraient le mode de fonctionnement de l’ISIE. Celle qui fut intronisée par La Constituante, avait même été épinglée par La Cour des comptes pour « mauvaise gestion »,. Du reste, même avec Sarsar, puis Baffoun, des dysfonctionnements ont été relevés au niveau des bureaux régionaux, dysfonctionnements criards aux élections municipales.
Sauf que Rafik Sarsar n’a pas terminé son mandat sans casse : trop de suspicions, des allusions maquillées sur « ses penchants politiques ». Il démissionne donc.
Depuis l’affaire Karoui…
Nabil Baffoun, maîtrisard en droit, huissier de justice de son état, est le plus ancien membre de cette instance depuis sa création. Après le limogeage du président élu Mohamed Tlili Mansri , c’est lui qui obtint la présidence, sachant que la nomenclature et la composition des membres de l’ISIE n’est pas à l’abri des partisanneries. Pour indépendante qu’elle soit, la charpente de l’ARP, bien plus que la constitution elle-même est, pour le moins, coercitive.
L’équipe a Baffoun a organisé les élections anticipées de 2019, sans doute dans la transparence, mais dans la confusion aussi. Elle aura bien relevé des entorses à la loi, des financements suspects, mais elle s’en est arrêtée là. Et, puis, il y avait le volumineux dossier de Nabil Karoui, lequel obtenait son passage au second tour face à Saied tout en étant en en prison. A l’époque, Baffoun a a jugé « inégale » la compétition, posant par ailleurs un problème d’éthique, soulevant aussi une question de morale publique. Le candidat Saied n’y aurait-il pas vu un plaidoyer dans les règles en faveur de son rival ? Oui, mais, Saied lui-même avait appelé à ce que Nabil Karoui fût présent dans la confrontation finale et, par ricochet, il appelait à sa mise en liberté.
La déferlante Saied n’en propulsait pas moins à Carthage cet homme auquel on a flanqué de singuliers sobriquets : « OVNI », ou encore « Le Président mystère », sinon « Un illuminé » …
Pas besoin de ressasser tous les hauts faits ayant rendu « le phénomène Saied possible ».
Bêtement, le Parlement de Ghannouchi lui en aura tendu la perche. Et, du coup, ce fut l’émergence de la désormais dialectique de Saied : la légitimité et la légalité. Mettant fin au spectacle d’une cour des miracles que fut l’ARP, l’article 80 lui conférait des pouvoirs, mais pas tous les pouvoirs.
Or, aujourd’hui, ce que les uns et les autres n’ont peut-être pas bien compris, c’est que nous sommes face à la concentration des tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme. Nous sommes dans l’Etat d’exception, prélude à la mise en œuvre de toute l’orthodoxie saidienne dans son intégralité. Et, le tout, sanctifié par le décret 2021-117 (publié le 22 septembre) et qui tranchait net dans le vif. ARP morte de sa belle mort ; et tous ce qui en a découlé, c’est-à-dire les instances constitutionnelles qui devaient inéluctablement être revues. Déjà, au lendemain du 25 juillet, c’est l’INLUCC qui fut copieusement desservie par Saied. Puis, ce fut au tour du Conseil supérieur de la magistrature, aujourd’hui, autrement recomposé. Comment Baffoun ne prévoyait-il pas que l’onde de choc allait se répercuter sur « son ISIE » ?
Le référendum pour prétexte ?
Baffoun dormait-il sur ses lauriers ? Se sentait-il immunisé contre le décret 117 ? Sauf qu’en face, il doit en découdre avec un Président qui sait aussi faire diversion. Il reçoit le défunt Quartet sans la Ligue des Droits de l’Homme. Puis, il en invite le président en aparté. Ou, encore, ce qui a fait sortir Baffoun de ses gongs, c’est quand Saied reçoive Farouk Bouaskar, mais pas lui. Soit dit en passant, qu’à ses heures, Bourguiba se prêtait lui aussi à ce jeu des amalgames.
Il est clair que Baffoun ne l’a pas digéré. Une première réaction en bon père de famille : « gardez l’équipe actuelle, même sans moi » …Jusqu’au défi : « Le Président n’a qu’à me limoger ». Et, pour draper le tout, c’est le recours à la constitution : « L’ISIE est fondée sur une construction démocratique et constitutionnelle ».
Nabil Baffoun se met néanmoins dans la trajectoire du calendrier présidentiel. « A trois mois de l’échéance, nous ne savons rien sur l’objet du référendum et de ses modalités », déclare-t-il au micro d’Elyès El Gharbi.
Tout en affirmant que tous les partis doivent y participer (le référendum ne serait-il pas intuitu-personae ?), il avoue néanmoins que pour les besoins de ce référendum et des élections anticipées, l’ISIE a déjà obtenu un accord auprès du ministère des Finances pour une budgétisation de l’ordre de 85 millions de dinars.
On comprendrait, par-là, que l’ISIE, en tant qu’instance ne disparaîtra pas. Sauf qu’il n’y a pas de mystère : le Président (et il l’a déclaré) veut une ISIE autrement constituée. Qui en désignera les nouveaux membres ? Adoptera-t-on le même mode opératoire que pour le Conseil supérieur provisoire de la magistrature ? C’est-à-dire que tout sera décidé par le Président ?
A priori, la messe est dite . L’ère Baffoun est peut-être déjà révolue. Il se battra encore pour raffermir sa propre légitimité. Sa propre constitutionnalité. Et c’est là, sans peut-être s’en rendre compte, qu’il s’aventure sur le terrain de prédilection de Saied.
Il n’est pas dit non plus que le Président viendra facilement à bout de l’adversité. Ce référendum est sans doute l’épreuve la plus difficile sur l’ensemble de son quinquennat. Une ISIE indépendante, serait un gage de transparence. Pour nous, ici, et pour l’étranger aussi…Baffoun serait inspiré de ne pas trop personnifier « son ISIE » …L’enjeu le dépasse. Et de loin.
Raouf KHALSI