On parle beaucoup d’émigration clandestine, mais on oublie souvent l’émigration légale, souvent dénommée -à juste titre ou non- de fuite des cerveaux. Cependant, s’agit-il, réellement, d’une fuite de cerveaux quand c’est notre pays qui donne la possibilité à nos compétences d’aller ailleurs, grâce à des accords bilatéraux et autres ? Et qu’en est-il de l’ensemble des émigrés dont font partie ces compétences ?
Selon un communiqué de l’Agence tunisienne de coopération technique (ATCT), daté du 18 mai, les recrutements à l’étranger sur la coopération technique de la Tunisie a progressé de 71 %, entre le 1er janvier et le 30 avril 2022, comparativement avec la même période une année auparavant. Le nombre de recrutements -via l’ATCT- a atteint 973, contre 570 recrutements durant la même période en 2021. Jusqu’au 30 avril 2022, l’ATCT a reçu 66 offres de recrutement de compétences tunisiennes émanant d’entreprises établies à l’étranger.
Les secteurs qui demandent le plus grand nombre de compétences tunisiennes sont la santé, avec 431 cadres médicaux et paramédicaux (soit 44 % du total des recrutements), 248 ingénieurs et 87 personnes officiant dans l’éducation. Ce sont les pays arabes qui occupent la première place au niveau de recrutement des Tunisiens avec 396 recrutés (41 % du total des recrutements), puis arrivent les pays européens avec 366 recrutés, les pays américains et asiatiques avec 149 recrutés, et les pays africains avec 43 recrutés.
Notons que, toujours selon ce communiqué, le Canada est le premier pays à embaucher des compétences tunisiennes avec 133 recrutés «principalement dans les domaines du paramédical, de l’enseignement secondaire, des services et de l’informatique». L’Allemagne arrive en seconde position avec 131 recrutés, «notamment dans le domaine du paramédical». Suivent, entre autres, le Sultanat d’Oman avec 128 recrutés, «dont la majorité sont du personnel du paramédical», la France avec 126 recrutés «principalement dans les domaines de l’informatique, de la médecine spécialisé, et les services», l’Arabie saoudite avec 123 cadres «dont la plupart d’entre eux sont des professionnels de la santé et des professeurs d’éducation», et l’Italie avec 79 recrutés «la majorité des cadres du paramédical». Au 30 avril 2022, le nombre total de coopérants tunisiens exerçant à l’étranger était de 21.513.
Rappelons les données officielles de l’année 2021. L’ATCT a enregistré une évolution de 59 % des recrutements réalisés durant cette année-là, soit 2.486 de Tunisiens, avec, entre autres, 978 cadres dans la santé (39% du total des recrutements), 409 enseignants, 334 de personnes dans les services, 231 dans les activités culturels, sociales, et sportives, 155 dans l’administration, 123 dans l’informatique et la communication.
Un «retour sur investissements» ?
Les pays arabes ont occupé la première position avec 1004 recrutés tunisiens (soit 40% du total des recrutements.), dont 319 cadres de la santé et de l’enseignement et du sport pour l’Arabie Saoudite, 250 pour les Émirats Arabes Unis, et 205 pour le Qatar. Viennent, ensuite, les pays européens avec 940 recrutés, dont 394 (parmi lesquels 386 cadres paramédicaux), 336 pour la France. Les pays américains et asiatiques ont recruté 347 compétences tunisiennes, dont 314 pour le Canada, et 127 pour les pays africains. Au 31 décembre 2021, 21.030 coopérants et experts tunisiens exerçaient à l’étranger.
En ayant pris connaissance de ces différents chiffres et pourcentages, doit-on encore parler de «fuite des cerveaux» quand c’est le pays d’origine qui envoie ses compétences à l’étranger ? Apparemment non ! Cependant, ce que l’on peut appeler «fuite des cerveaux», c’est quand ces personnes recrutées continuent à travailler dans les pays étrangers même quand leur contrat a pris fin. Mais, peu importe s’il y a un «retour sur investissements». En effet, les spécialistes déclarent que «la migration est reconnue dans les Objectifs de Développement Durable (ODD) comme un facteur de développement, aussi bien dans les pays d’origine que de destination des migrants. Ces derniers contribuent au développement, notamment au travers de transferts de capitaux sociaux, humains, culturels et financiers. Leurs transferts de fonds permettent, par exemple, de lutter contre la pauvreté et de réduire les inégalités dans leur pays d’origine».
Selon le projet «La migration comme ressource : mobilisation de la diaspora tunisienne et stabilisation des communautés défavorisées en Tunisie» (MOBI-TRE), financé par l’Agence Italienne pour la Coopération au Développement (AICS), exécuté par l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), dont la période d’implémentation a commencé en octobre 2017 et doit se terminer en août 2022, et dont le budget est de 2,9 millions d’euros, notre pays «peut compter sur une diaspora importante, puisque les Tunisiens Résidant à l’Etranger (TRE) représentent près de 13 % de la population totale. Cette diaspora tunisienne est établie majoritairement en Europe, principalement en France (57 %) et en Italie (15 %). Leurs transferts de fonds contribuent sensiblement au développement de la Tunisie, puisqu’ils représentent environ 5,3 % du PIB, 24,6 % de l’épargne nationale, ainsi que la 4ème source de devise (Source : IFAD, 2017). Néanmoins, les investissements de la diaspora tunisienne en direction des régions rurales défavorisées demeurent encore limités à ce jour». Ce projet vise, donc, «à contribuer au développement économique des régions du Nord-Ouest et du Sud-Est de la Tunisie, au travers de la mobilisation et l’engagement de la diaspora tunisienne, plus particulièrement celle établie en Italie».
En 2021, un autre projet a été lancé. Il s’agit du projet «Perspectives» qui doit s’étendre jusqu’à 2028 et dans lequel la Direction suisse du développement et de la coopération devrait investir 13,8 millions d’euros. Ce projet «associe la mobilisation de la diaspora pour soutenir les petites et moyennes entreprises et les investissements en Tunisie, la promotion de la migration circulaire de Tunisiens hautement qualifiés vers des pays européens, ainsi que le renforcement des capacités et des partenariats avec les structures gouvernementales chargées de la migration de main-d’œuvre».
22.860 Tunisiens en… Israël en 2020 ! ?
Selon la «Fiche pays migration et compétences Tunisie» 2021, réalisée par la Fondation européenne pour la formation (ETF), en 2020, 902.268 Tunisiens vivaient à l’étranger «soit 7,6 % de la population totale» de l’époque : 399.864 femmes et 502.404 hommes. La principale destination est, bien évidemment, l’Europe, avec 663.232 Tunisiens, dont, 444.572 en France, 108.129 en Italie, 45.857 en Allemagne, 16.137 en Belgique, 12.630 en Suisse, et 6.048 au Royaume-Uni. Puis arrive l’Amérique du Nord avec un nombre de 194.459 : 175.685 pour les Etats-Unis et 18.774 pour le Canada. En troisième position se trouve le continent asiatique avec 35 mille de nos concitoyens qui y vivent, dont 5.874 aux Emirats arabes unis, et, le plus étonnant, 22.860 en… Israël !
D’autre part, et toujours selon cette fiche, «environ 20 mille étudiants tunisiens se trouvent à l’étranger, concentrés principalement en France et en Allemagne».
Entre juillet 2020 et mars 2021, la première enquête sur les phénomènes migratoires, du point de vue du territoire tunisien, a été réalisée. Les principaux résultats ont été publiés, par l’Institut National de la Statistique (INS), en collaboration avec l’Observatoire National de la Migration (ONM), dans un rapport, dans lequel on peut lire, qu’au moment de l’enquête «l’effectif
des émigrés tunisiens serait autour de 566 mille individus (388 mille hommes et 178 mille femmes)» ; étant considéré comme émigré «toute personne de nationalité tunisienne, âgée de 15 ans et plus, ayant résidé en Tunisie et qui réside actuellement dans un autre pays pour une durée d’au moins trois mois». Près d’un migrant sur dix a déclaré «avoir réalisé des investissements en Tunisie». D’autres ont soulevé les difficultés et les obstacles à leur désir d’investissement comme «la complexité des procédures administratives (49,1 %), l’insuffisance des capitaux (40,6 %), la corruption et le clientélisme (21,2 %) ainsi que la faiblesse des aides financières et des incitations fiscales en Tunisie (20 %)».
Quant à l’effectif des migrants de retour (toute de nationalité tunisienne résidant actuellement en Tunisie, qui a vécu à l’étranger pendant trois mois ou plus, et était âgée de 15 ans ou plus au moment de son retour) était, au moment de l’enquête, estimé à 211 mille individus (176 mille hommes et 35 mille femmes), principalement de Libye (34,3 %), de France (31,5 %), et d’Italie (11,7 %).
Zouhour HARBAOUI