Par Leila SELMI
C’est une erreur monumentale que de croire l’addiction aux drogues puisse être soignée par la répression pour être éradiquée. Et il y a maldonne à chaque fois qu’un jeune , qu’il soit devenu accro à la drogue, ou à l’alcool, est tout simplement jeté en prison, où son cas risque plutôt de s’aggraver puisqu’il y sera détruit psychologiquement et physiquement, lorsque l’État, à qui il incombe la responsabilité de pourvoir aux structures d’accompagnement pour lever les addictions, s’avère être démissionnaire face à un phénomène qui a pris de l’ampleur, particulièrement cette dernière décennie. Ceci a contribué à ce que des destins soient brisés, irrémédiablement, parce que, en lieu et place de chercher à soigner le mal à la racine, la législation qui a des années lumière de retard, sur cette question et bien d’autres, pense et décide, dans une logique de punition, et non pas, de prise en charge empathique, de celui qui aurait commis somme toute, une simple erreur de jeunesse. Pardonnable sous bien des cieux « éclairés », pour qui, pour ce qui regarde le cannabis notamment, il y a eu légalisation, après la prise de conscience que celui qui en souffre en premier s’il y a eu addiction, c’est bien celui qui consomme.
Aucune prison au monde, fut-elle « dorée », ne peut apporter une réponse adéquate au phénomène de l’addiction. Que dire alors d’un système carcéral, complètement déshumanisé, qui admet qu’un jeune étudiant, un artiste, ou un jeune cinéaste, comme c’est le cas de Wissem Bouguerra, écroué depuis de longs mois, et qui est toujours derrière les barreaux à attendre son procès, lorsque son film est en train de rafler les meilleurs prix dans des festivals d’envergure internationale, pendant que son réalisateur, en proie au plus profond des désespoirs, perd, jour après jour, l’envie de continuer à vivre, lorsque les murs qui l’enserrent sont faits pour « casser » des êtres faits d’âme et de corps, méticuleusement et sûrement.
Il y a un problème, et il n’est pas minime. Il faudrait trouver un « antidote ». Et c’est la responsabilité des Pouvoirs publics qui ne doivent pas en déroger, pour sauver notre jeunesse car notre jeunesse c’est l’avenir du pays. Un avenir qui pourrait être largement compromis si on n’y prenait pas garde. Parce qu’alors, il serait hypocrite de se demander, pourquoi tant de jeunes Tunisiens fuient leur pays. Bien souvent au péril de leurs vies lorsqu’ils confient leurs destins à la mer.
Lorsque les horizons sont bouchés de partout, et qu’il leur est, désormais, impossible de rêver, les jeunes se rebiffent et se résignent rarement. Sauf que chacun le fait avec les moyens qu’il a. Ces moyens ne sont, certes pas toujours, la réponse qu’il faut, mais qu’il faut tâcher de comprendre, pour ne pas les condamner, en plus de la dureté des conditions sous nos cieux, à subir l’enfer de l’enfermement dans des prisons surpeuplées où ils seront astreints à côtoyer « étroitement », de véritables criminels, qui eux, se chargeront, en termes de calvaire, d’en rajouter une « couche ».
On devient facilement « addict »
L’addiction à l’alcool, à la drogue, au tabac, à l’écran, aux jeux vidéo… Aujourd’hui, il semblerait que l’on puisse devenir « addict » à tout. Si ce terme relève probablement d’un effet de mode langagier, il ne doit pas faire oublier que l’addiction est une réelle maladie du cerveau et qui nécessite une réelle prise en charge de la personne en question car cette maladie est souvent associée à d’autres troubles que ce soit psychiatriques, sociaux, somatiques… C’est pourquoi la recherche, bénéficiant de la longue histoire théorique de l’addiction en tant que phénomène psychopathologique, poursuit le développement d’approches non médicamenteuses dans plusieurs directions : psychothérapies analytiques, thérapies familiales, thérapies comportementales et cognitives. Le traitement d’une addiction ne doit pas se focaliser sur la substance ou sur le comportement, mais sur la personne dans sa globalité, à savoir le psychologique, le physique, l’addiction et l’environnement.
Qu’en est-il de la prise en charge des personnes qui présentent un trouble de l’usage des substances en Tunisie ? y-a-t-il des structures fonctionnelles d’addictologie ? Quels sont les différents problèmes auxquelles font face ces personnes « addicts » ? Qu’en est-il de la prévention, des lois, des programmes concernant ce fléau ? Tant de questions, qui ont suscité le recours à des experts en la matière pour avoir les réponses adéquates.
En se rendant à un centre privé de désintoxication dans la zone de Gammarth, nous avons pu recueillir d’amples informations sur ce fléau de dépendance. Selon le propriétaire des lieux et le thérapeute de l’établissement, il est important de nos jours d’avoir des structures spécialisées en addictologie, qu’elles soient publiques ou privées, car la prise en charge thérapeutique des personnes concernées est très primordiale, surtout que la Tunisie présente un nombre hallucinant de consommateurs (anti dépresseurs, l’alcool, stupéfiants). D’ailleurs, selon les intervenants, le manque de structures est pour une grande part due au caractère répressif, vis-à-vis des consommateurs, du texte de loi relatif aux stupéfiants (loi 92-52) qui considère l’addiction comme une délinquance et non pas, comme une maladie chronique du cerveau sujette à des rechutes.
Les patients qui se dirigent vers ce genre de centres sont souvent des gens en détresse qui ont besoin d’une aide urgente et d’un suivi personnel. D’après le thérapeute, les Tunisiens ont du mal à accepter de se faire traiter. Tout simplement parce qu’ils n’ont aucune idée sur leur maladie et parce qu’ils manquent de prévention. D’ailleurs la mentalité tunisienne, nos coutumes, nos traditions, la manière avec laquelle nous sommes éduqués culturellement sont un catalyseur à la dépendance. C’est un réel problème sociétal. De plus, en absence de prévention, de soin et de suivi, le nombre de consommateurs risque d’augmenter encore et encore. Et c’est pour cela qu’il faut qu’il y ait plusieurs spécialistes qui collaborent pour aider ces personnes en souffrance.
La prévention commence en milieux scolaires
Nos interlocuteurs, ont rappelé d’une part, l’importance primordiale de la prévention dans les milieux scolaires, pour informer les élèves sur la nature des différentes drogues et leurs effets. A travers des réunions, ils seront invités à s’exprimer sur leur propre perception des drogues, sur leur dangerosité et leur pouvoir addictif. Ils seront ainsi amenés à se rendre compte que la plupart des idées reçues en la matière sont erronées, inexactes ou incomplètes. D’autre part, ils ont aussi évoqué l’importance des «fraternités» qui sont interdites en Tunisie, concernant ce sujet parce qu’ils aident à faire évoluer les mentalités et propager les connaissances. Narcotiques Anonymes est une fraternité à but non lucratif, une association internationale d’entraide de dépendants en rétablissement, tenant plus de 76 000 réunions hebdomadaires dans 141 pays. Pourquoi ces fraternités sont-elles autorisées dans pas mal de pays arabes notamment le Maroc, l’Egypte, l’Arabie Saoudite…et pas encore en Tunisie ? Pour quand le changement des mentalités ?
Jointe par téléphone, Docteur Zalila, Professeur en psychiatrie et addictologue à l’hôpital Razi, nous donne quant à elle plus de précisions sur les projets en cours du ministère de la santé concernant le fléau de l’addiction. Selon le docteur, le problème d’usage de substances en Tunisie a constitué depuis des années un grand souci à cause d’une loi qui est contraire à toutes les recommandations internationales aussi bien en matière de santé que de droits de l’Homme, qui ne laisse aucune place à une approche sanitaire responsable. Toutefois Dr Zalila reste optimiste et estime qu’actuellement les choses sont en train de bouger au niveau du ministère de la santé afin de réviser cette loi et de proposer une approche sanitaire et une stratégie cohérente de la prise en charge des personnes qui ont un problème de l’usage des substances. « On est en train de proposer une nouvelle approche qui est en train de voir le jour qui permettra d’instaurer une politique- drogue en Tunisie avec une approche sanitaire. Le ministère de la santé est en train de travailler dessus pour permettre une prise en charge sanitaire du problème de l’usage de substances et qui le reconnait comme un problème de santé publique. » « Dans les approches modernes, on parle de prise en charge biopsychosociale. La plupart des personnes qui ont un problème de l’usage des substances relèvent d’une prise en charge ambulatoire qui nécessite des interventions qui ne sont pas lourdes en matière d’infrastructures nécessaires. »
Selon Dr Zalila, parmi les personnes qui ont des troubles de l’usage des substances, seulement 10% nécessitent des soins lourds, pour le reste, la prise en charge est ambulatoire et elle relève d’interventions de psychothérapie. D’ailleurs, selon elle, en Tunisie, depuis 2015 nous avons commencé à former, au sein des facultés de médecine, des promotions d’addictologues, aussi bien des médecins toxicologues qui sont aptes à délivrer ces interventions. Cependant, les efforts de l’Etat ne peuvent pas être suffisants. Il faut qu’il y ait une collaboration entre les ONG et les structures publiques. Les ONG restent plus aptes à être implantés dans les zones les plus sensibles et les plus défavorisées.
Dr Zalila insiste elle aussi sur l’importance de la reconnaissance du trouble de l’usage de stupéfiants comme un problème de santé et l’urgence de mettre fin à l’ancienne loi qui est purement pénale et qui ne laisse pas de place à une approche sanitaire. Les personnes qui souffrent de ce trouble ont le droit universel au libre accès au soin qui se passe dans la confidentialité et dans le respect de la dignité humaine. Sans oublier l’importance de la prévention qui sera inclue dans du programme de la prise en charge. D’après le docteur, au niveau de l’hôpital al Razi, ils sont en train de mettre en place l’hôpital de jour dédié aux femmes qui souffrent du trouble de l’usage des substances. Vu que c’est une population hautement stigmatisée et qui a une grande difficulté à accéder aux soins.
Intervenant sur le même sujet, docteur Sana Derouiche, psychiatre addictologue membre fondateur et vice-présidente de la Société tunisienne d’addictologie, partage le même avis des précédents intervenants concernant ce sujet : « Il faut sortir un texte de loi qui reconnaisse la toxicomanie et l’addiction comme une maladie chronique du cerveau à rechute, qui doit bénéficier d’une prise en charge médicale ». Pour Dr Sana, il n’est pas normal qu’il n’y ait pas de structures spécialisées en Tunisie où le fléau prend de plus en plus de l’ampleur depuis la révolution et depuis la fermeture des centres. Tout en précisant, que malgré tout ce désert thérapeutique depuis plus de 10 ans, on s’est débrouillé avec ce qu’on a pour faire face à ce fléau.
L’Etat et ses déterminismes judiciaires
D’après Dr Dérouiche, l’Etat n’admet pas les addictions comme priorité. C’est pour cela que ça doit être une décision interministérielle, comme c’est le cas dans plusieurs pays qui ont réussi à prendre en charge les personnes addicts jeunes ou moins jeunes. « L’Etat ne reconnait pas le problème comme problème de santé mais plutôt comme problème social ou judiciaire. Or c’est un problème multifactoriel. C’est vrai que c’est une maladie du cerveau, ça c’est notre base de plaidoyer depuis des années. On n’a pas arrêté d’impliquer des ministres de la santé, des gens de la justice de l’Intérieur pour convaincre les gens de ce que dit la science, que c’est une maladie chronique à rechute. On ne peut donc pas appliquer ça en emprisonnant les gens puisque c’est un problème multifactoriel, qui implique le social, le culturel, le médical, le biologique et le psychologique. Rappelons que l’addiction c’est la rencontre de l’individu avec tout son bagage avec une substance dans un contexte socioculturel avec beaucoup de paramètres environnementaux à prendre en considération. Ce qui prouve combien de disciplines devraient être impliques pour faire face à un fléau multifactoriel. » « Pour l’Etat c’est un problème secondaire. Il est conscient que les prisons et les centres de détentions sont bondés et conscient des répercussions qu’impliquent la prison sur ces personnes sur tous les plans, mais ils ne peuvent rien faire parce qu’il faut tout un dispositif mis en place avant que les lois changent. »
Comme l’a déjà déclaré dr Zalila, Dr Dérouiche a confirmé que nous avons plus de 300 addictologues diplômés, sauf qu’ils n’ont pas trouvé de structures pour faire des stages. Il y a une prise de conscience de la part des experts et des spécialistes et on se basant sur ça, qu’ils ont fondé la Société tunisienne d’addictologie en 2015. Toutefois, Dr Sana met l’accent sur la grande confusion entre « les addicts » et les entités anti-social. Dans ce sens, elle tient à clarifier que tout « addict » n’est pas psychopathe et tout psychopathe n’est pas forcément « addict ». Il y a beaucoup de manque d’information et d’ignorance par rapport au sujet.
Concernant le texte loi relatif à l’usage des stupéfiants, les impunités devraient concerner les dealers, les distributeurs, les producteurs… et non pas les petits consommateurs. Si une personne est tombée dans le piège de la consommation elle ne doit pas être jugée comme étant un acteur de délit. Enfin, d’après Dr Dérouiche, s’il y a une urgence aujourd’hui, elle concerne principalement la reconnaissance par l’Etat que l’addiction est une maladie chronique du cerveau à rechute, de savoir quelle est la stratégie nationale qui peut être proposée par l’Etat afin d’aider ces gens-là malades et insister sur la prévention dans les écoles, ces mêmes écoles qui sont privées, de terrain de sport, de moyens de divertissements pour les jeunes. Les lois pénales doivent concerner surtout les dealers qui se pointent devant les établissements scolaires pour introduire les jeunes à la consommation de stupéfiants. D’où l’importance de renforcer la prévention à travers les médias. C’est toute une stratégie globale !
Pour conclure, nous dirions qu’il faut mettre l’accent sur les points qui convergent, dans les déclarations des différents intervenants. A savoir, la reconnaissance de l’Etat que les troubles de l’usage de stupéfiants relèvent d’une maladie chronique du cerveau à rechute qui doit bénéficier d’une prise en charge médicale et mettre fin à l’ancienne loi qui est purement pénale. Et qu’il est primordial de focaliser sur la prévention dans les milieux scolaires. Les jeunes doivent être conscients du caractère hautement addictif du cannabis d’aujourd’hui, des maladies mentales graves que les drogues peuvent provoquer, de casser l’image « cool » du cannabis, de la cocaïne et des autres drogues, et de s’informer sur la dangerosité des nouvelles « drogues légales », que de plus en plus de jeunes se procurent sur internet. Les écoles doivent apporter des connaissances aux élèves en ce qui concerne la santé pour la prévention de l’abus de drogue, tout en associant : programmes d’études, environnement scolaire sain qui correspond aux normes internationales et l’implication des familles dans la mise en œuvre des programmes. Pour traiter n’importe quel problème, il y a toujours une démarche à suivre et des priorités à instaurer. La prison est la solution de facilité pour les Etats faibles qui sont incapables de prendre en charge sérieusement un problème vital et destructeur pour toutes les générations. En attendant un changement rationnel et réfléchi concernant les textes de loi relatifs à l’usage des stupéfiants, il vaut mieux commencer par suivre le fameux dicton : Mieux vaut prévenir que guérir ! Au fait, où en est-on avec le projet de feu Béji Caïd Essebsi de dépénaliser la consommation du cannabis, du moins pour ceux qui s’y adonnent pour la première fois ?