Le projet de la nouvelle constitution corrigé, ne cesse de susciter les réactions les plus diverses et les plus controversées de la part des observateurs, notamment en ce qui concerne les articles 5 et 6 relatifs à la notion de Oumma arabe, ainsi concernant la justice et sa place dans la nouvelle Constitution.
Nous avons fait appel à Ali Chourabi, magistrat ayant plus de 30 ans d’exercice, et plein d’expérience, aussi bien en tant que juge chevronné qu’en tant que citoyen averti, qui a bien voulu répondre à nos questions à ce propos.
Le Temps News : Tout d’abord, comment évaluez-vous la Constitution de 2014 ?
Ali Chourabi : c’est une Constitution hybride, instaurant un régime qui n’est ni présidentiel, ni parlementaire. Le président est élu au suffrage universel, mais son pouvoir est restreint. Alors que dans le régime parlementaire pur, le président de la République est membre du parlement choisi par ses collègues. C’est le cas de l’Italie par exemple. Par ailleurs en vertu de cette constitution il y une hégémonie du parlement. On a essayé ce régime durant une décennie, cela n’a abouti qu’à des crises et des échecs sur tous les plans. L’Etat était sur le point de s’effondrer. Il fallait donc mettre fin à cette malheureuse expérience vers un nouvel horizon. C’est ce qui a été fait courageusement par le Président Kais Saied, le 25 juillet 2021 date coïncidant avec la fête de la République.
En vertu de l’article 6 du projet de la nouvelle Constitution, « La Tunisie fait partie intégrante de la Oumma arabe ». Qu’en pensez-vous ?
– « Le leader Habib Bourguiba, est le premier président et fondateur de la République tunisienne. Il est convaincu que la Tunisie représente une communauté à part. Elle est constituée de plusieurs ethnies : berbères, puniques, amazighes, phéniciennes, romaines, mauresques, araméennes juives, turques, et européennes. La oumma ou communauté tunisienne est unifiée avec son Etat, son propre drapeau et son peuple qui a un passé et un avenir communs. Il représente une communauté indépendante qui a ses spécificités et de ce fait il ne fait partie d’aucune autre communauté. La Oumma tunisienne est en bonne relation avec son environnement arabe musulman et surtout maghrébin. Elle est également en bonne relation avec la rive nord de la méditerranée et tout le continent africain. Bourguiba ne cessait de dire qu’il était : Un Jugurtha qui a réussi à unifier la communauté tunisienne ».
Est-ce à dire que l’article 6 du projet serait incohérent avec cette unification entreprise par Bourguiba dès l’aube de l’indépendance ?
– « Certes la majorité du peuple tunisien appartient au monde arabe et l’Islam est sa religion. Cependant la Tunisie a une appartenance au continent africain, ce qui a été indiqué dans le préambule du projet actuel et elle a aussi, une appartenance à la sphère méditerranéenne. Chose qui n’a pas été indiquée dans le projet. Bien qu’il y ait des Tunisiens d’origine nord-méditerranéenne, pour des causes historiques ou sociales. Il y a en effet un million et demi de Tunisiens vivant en Europe et qui se sont mariés à des Européennes ou Européens. Outre ceux parmi les milliers de Tunisiens qui ont la double nationalité. Ceux-là font partie des Tunisiens et qu’on ne peut ni oublier ni omettre et ils ne font pas partie uniquement de la Oumma arabe. C’est pour cela qu’i faut ajouter à ce projet, le volet méditerranéen du peuple tunisien ».
Ce projet a confirmé que la justice est une fonction indépendante qu’en pensez-vous en tant que magistrat ayant plus de 30 ans de carrière ?
– « Je crois indiscutablement qu’il y a un pouvoir judiciaire autonome, par rapport aux deux autres pouvoirs exécutif (gouvernemental) et législatif, mais non par rapport à l’Etat lui-même en tant qu’institution. Il faut qu’il y ait un contrôle dans les relations entre ces trois pouvoirs. Comme le dit si bien Montesquieu : « Le pouvoir arrête le pouvoir ». Les trois pouvoirs doivent respecter l’institution suprême de l’Etat qui est le Président de la République. Celui-ci étant élu directement par la majorité du peuple et il est le garant de la pérennité de l’Etat et du respect de ses institutions et de ses lois en vigueur. C’est là l’essence même du régime républicain ».
Que pensez-vous de la Cour Constitutionnelle telle qu’elle est conçue par le projet ?
– « Le projet a prévu que la cour soit composée par les cinq plus anciens présidents de chambres à la Cour de Cassation, au tribunal administratif et à la cour des comptes qui seront nommés es-qualité en tant que membres de la Cour constitutionnelle. Deux questions se posent : Quelle sera la solution si plus de cinq magistrats ont la même ancienneté ? Par ailleurs, l’ancienneté est-elle le seul critère probant pour accéder à la Cour constitutionnelle ? où est la place des spécialistes en droit constitutionnel dans cette Cour afin d’éclairer les magistrats et mieux valoriser les décisions de la Cour.
Quelle solution afin de parer à ces carences dans la nouvelle Constitution ?
– « La réponse est dans les articles 136 et suivants du projet de la nouvelle Constitution, qui permet, soit au chef de l’Etat, soit au 1/3 des membres des représentants du peuple, d’entamer une procédure de révision afin de parer à certaines carences dans ladite Constitution et d’œuvrer à son amélioration, pour lui assurer une meilleure pérennité.
Que pensez-vous de l’avenir de la Tunisie ?
Je suis optimiste, malgré toutes les critiques du projet de la constitution qui sera soumis au referendum, car aucun travail humain n’est parfait et il reste toujours susceptible d’amélioration. D’ailleurs le chapitre 9 du projet de la Constitution ouvre grandement la porte aux amendements, que ce soit par le Président de la République, auteur de ce projet, ou par les députés, représentants du peuple. C’est pour cette raison que je pense qu’une majorité du peuple répondra par « oui » au référendum. Le 25 juillet 2022 nous assisterons donc à la naissance de la troisième République. Cette date marquera la fin d’une malheureuse décennie dans l’histoire du pays. N’oublions pas, dans une vision comparative, notre voisine la France, qui n’est que dans sa cinquième République de 1958, et ce, depuis la Révolution de 1789. C’est la raison pour laquelle je reste optimiste pour l’avenir de la Tunisie.
Propos recueillis par Ahmed NEMLAGHI