Entre l’élimination, le recul et la dispersion des efforts : Retour sur le rendement de la société civile tunisienne depuis le 25 juillet
Ayant joué des rôles marquants et décisifs dans différents moments de crises que le pays avait traversés, la société civile tunisienne est tenue plus que quiconque, selon beaucoup, d’être présente et active, surtout pendant la récente période en Tunisie.
Depuis l’annonce des mesures présidentielles exceptionnelles datant du 25 juillet 2021, l’attention s’est tournée automatiquement vers les organisations nationales et les différentes composantes de la société civile. La majorité opposante et réticente a considéré, et considère encore, que les droits et libertés sont menacés et doivent être défendus à tout prix et continuellement par les diverses composantes de la société civile.
Après la réunion tenue, le 26 juillet 2022 entre le président de la république Kais Saied et les représentants du Syndicat national des journalistes tunisiens, l’Association tunisienne des femmes démocrates, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux et la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme, les rencontres ont diminué.
Appels au dialogue
Un nombre de communiqués et de déclarations conjointes par certaines organisations ont été publiés, ensuite, pour appeler au dialogue, à faire participer les forces nationales et à établir un plan de travail clair et transparent pour la période à venir. Et en l’absence de tout retour officiel clair et toute réaction présidentielle concrète, la rupture s’est imposée.
Intitulée » Coalition civile pour la liberté, la dignité, la justice sociale et l’égalité « , une initiative a été lancée par un nombre d’organisations (précisément le SNJT, le FTDES et l’ATFD) le 14 juillet 2022. En fait, cette initiative, basée sur un ensemble de convictions et de positions y compris le refus des deux versions de constitutions et de tout le procès référendaire et électoral, a dénoncé la « détérioration de la situation économique et sociale » et a également exigé « l’orientation vers un dialogue national participatif, le rétablissement urgent du processus démocratique et la fixation d’un échéancier précis à l’état d’exception ».
La Coalition Civile, comprenant 41 associations et organisations, a publié des communiqués s’agissant de divers incidents relatifs à des arrestations des jeunes activistes, de ce qui a été qualifié d’approches sécuritaires exercées pour faire face aux protestations populaires, etc…
Toutefois, ce collectif a organisé une série de conférences de presse et de protestations, comme l’organisation d’une marche de protestation contre l’arrestation du journaliste Ghassen Ben Khelifa le 09 septembre 2022, la participation à l’organisation du rassemblement contre l’impunité le 02 novembre 2022 et la conférence de presse tenue en partenariat avec l’Ordre national des avocats le 11 octobre dernier au siège du Syndicat national des journalistes tunisiens autour de l’affaire des deux avocats maître Hayet Jazzar et maître Ayoub Ghedamsi qui ont comparu, le 12 octobre 2022, devant le juge d’instruction près le tribunal de première instance de Tunis pour « atteinte contre un fonctionnaire public du système judiciaire », suite à une plainte déposée par une magistrate du tribunal cantonal de Carthage.
Petit à petit, et à la lumière de tous ces faits, les évaluations et les lectures quant au rendement par rapport à la « mission dévolue à la société civile » se sont divisées en deux parties. Et alors que beaucoup considèrent qu’il s’agit d’un recul et que les mobilisations sont devenues de plus en plus occasionnelles, faibles et dispersées, d’autres insistent sur le rôle de l’augmentation des différentes violations et son impact négatif et distrayant sur les activités des organisations et des associations.
Peut-on d’abord parler d’une seule société civile ?
Interviewé par le Temps, le porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux Romdhan Ben Amor a mentionné qu’on ne peut pas parler d’une seule société civile ou de juger une seule société civile.
« Pour commencer, il faut souligner qu’il est sincèrement difficile de juger une seule société civile et on ne peut pas réduire les positions de toutes les organisations et associations en une seule position. D’autre part, le 25 juillet a créé une situation de divisions autour de l’évaluation de ce qui s’est passé, surtout pendant les premiers jours et cela ressortait clairement des déclarations publiées à l’époque entre différentes composantes de la société civile qui se sont divisés entre le soutien absolu, la réticence quant à la manière adoptée tout en considérant que ce qui s’est passé est inévitable et le refus total. Mais, on peut par contre mettre l’accent sur les principales composantes de la société civile qui a essayé d’adopter une attitude critique à l’égard du processus du 25 juillet et ses répercussions. Dans ce contexte, la société civile est restée presque dans la réaction en attendant la prise des décisions et l’émergence des caractéristiques de la voie qui va être adoptée par le président de la république. Le fait de ne pas avoir une seule scène politique claire au pouvoir a intensifié cet état de confusion et de perturbation, mais je pense que la décision de cette société civile a été prise juste après la parution de l’ordonnance présidentielle n°117. Depuis lors, plusieurs organisations se sont portées davantage sur leurs domaines d’action. Et je pense que les organisations œuvrant dans différents cadres
(socio-économique, environnemental, défense des droits humains et des libertés, etc ..) ont essayé, chacune de sa part, de se retourner vers les activités sur le terrain. Cette tâche était, par conséquent, difficile en raison de la campagne de stigmatisation lancée contre tous les cadres et les corps intermédiaires et on a témoigné des campagnes indirectes contre les organisations de la société civile », a-t-il mentionné tout en soulignant que ces campagnes étaient basées sur la promotion de certains raisonnements considérant que les organisations de la société civile font partie de la crise et qu’elles perdu leur crédibilité tout comme les partis politiques.
« Malgré cette atmosphère tendue et cette situation difficile, Il y a ceux qui ont essayé de continuer à travailler, à militer et à coordonner avec les divers mouvements. Nous avons essayé, au Forum tunisien des droits économiques et sociaux, de créer un cadre déterminé de collaboration et de coordination, et ce, à travers le Congrès national des mouvements civiques et sociaux. D’ailleurs, cette expérience est très importante et a porté ses fruits et a prouvé son utilité pendant les mobilisations de Agareb, Sfax où la position de la société civile était ferme et décisive au niveau de la dénonciation de ce qui s’est passé, et a poussé le président de la république à admettre, indirectement, que nombreuses erreurs ont été commises comme le recours aux approches sécuritaires.
Pour conclure, la société civile doit instaurer aujourd’hui le rétablissement de la confiance partagée avec les mouvements sociaux et toute personne souhaitant militer et traduire sa résistance et ses luttes en actions et activités concrètes. Il faut prendre en considération aussi que le caractère politique a entravé les caractères et les revendications économiques et sociales », a Ben Romdhan ajouté en affirmant que la société civile a reçu une leçon après l’épreuve du 25 juillet et a saisi l’importance des activités de terrain quant aux réseautage et quant à la défense selon les aspects et les dossiers soulevés.
S’agit-il d’un recul ou d’une « démission forcée » ?
En réponse à cette question, la jeune activiste Nawress Douzi a considéré, lors d’une déclaration accordée au Temps, qu’il s’agit d’une « démission forcée » et d’une élimination exercée de la part de l’autorité et aussi d’une « autocensure » exercée par la société civile elle même.
« À mon avis, ce qui s’est passé après le 25 juillet est relatif à ces deux facteurs… La société civile a fait face à une sorte de démission forcée surtout après la montée de la rhétorique du populisme dirigée par le président. En outre, tous les corps intermédiaires ont été sapés, et comme résultats, même des conventions et des projets conjoints entre certaines associations et quelques ministères ont été bloqués. Pour sa part, et dans le cadre de toute une vague de diabolisation et de diffamation, la société civile s’est imposée une autocensure qui a rendu son son champ de ses interventions et ses travaux restreint et limité », a-t-elle expliqué.
Ayant participé auparavant à l’observation des violations des différentes victimes et leurs familles au sein de l’équipe de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme, notre interlocutrice Nawress Douzi a indiqué, en outre, que ce retrait a notamment influencé le potentiel de se présenter en tant qu’un puissant facteur de changement et une importante source de propositions et d’observation.
Et d’ajouter : « À la lumière de toutes ces données, les forces vives de la société civile se sont bloquées dans le cycle de la mobilisation basée sur les réactions. D’ailleurs, une interaction pareille ne peut que résulter cette dispersion au niveau des efforts. Et là, il faut absolument prendre en considération que les violations sont devenues systématiques … Le pire c’est que la dichotomie enregistrée concernant la vision politique et les mécanismes de gestion de la crise a également provoqué une immense querelle au niveau de la société civile ».
Pour sa part, l’activiste et la présidente de l’association Intersection pour les droits et les libertés Asrar Ben Jouira a considéré que ce recul controversé représente le résultat de toute une accumulation de plusieurs facteurs qui ont apparu même avant le 25 juillet, et précisément depuis 2011.
« Plusieurs facteurs, à l’instar de l’institutionnalisation des associations militantes, apparus après la révolution en 2011 ont contribué à l’affaiblissement léger de la société civile et sont à l’origine de l’abandon de son rôle politique. Cette accumulation, accompagnée de l’usure due aux luttes pour défendre les droits et les bonnes causes depuis et pour s’attaquer aux différentes violations enregistrées même avant le 25, a causé une certaine ambiguïté et un manque de clarté au niveau des réactions de certaines associations. Ce manque de clarté a même suscité des dissensions et des conflits internes au sein de quelques organisations… Il faut admettre aussi que les décisions prises à chaque fois par le président ont contribué à la naissance de différentes expressions de dissensions, de recul et de confusion. En plus de tout ça, il ne faut pas ouvrir la voie devant les calculs politiques au niveau de la dénonciation des violations. Dénoncer un empêchement de voyage, les procès militaires, ou n’importe quelle autre violation des droits ou des libertés pareilles représentent toujours des violations, quelle que soit l’appartenance politique ou idéologique de la personne concernée, et le fait d’admettre ça ne reflète pas une normalisation avec les islamistes ou leurs alliés mais ça traduit plutôt un respect aux convictions et aux principes que nous portons. En cas de silence et d’inaction, on va être tous et toutes touchés.ées un jour par une affaire similaire, et le désaccord concernant ces questions pareilles ne peut que favoriser les atteintes et les abus exercés jusqu’à présent », a ajouté Ben Jouira.
Rym Chaabani