Dans ses multiples visites Kais Saied est pareil à Corneille dans ses pièces théâtrales, qui décrit les choses telles qu’elles doivent être et non telles qu’elles sont. Mais, malgré ses bonnes intentions, entre la réalité et l’idéal il y a un fossé. Dans sa visite mardi dernier à Sidi Bouzid, pour assister au lancement des travaux de l’autoroute, Sidi Bouzid-Jelma, il a déclaré que « cette autoroute va changer la face de la région qui a fait l’histoire, mais qui a été malheureusement sortie de la carte géographique. Avec de tels grands projets, nous créerons l’Histoire et les villes ne seront pas citées uniquement dans les bulletins météo ou le journal télévisé ». Toutefois le problème de Sidi Bouzid, n’est pas seulement l’éloignement mais la marginalisation.
Cette autoroute contribuera certainement à rapprocher les distances entre Sidi Bouzid et les autres régions tunisiennes. Mais il y a aussi des dossiers urgents à régulariser en attendant que cette autoroute soit au point, ce qui demandera certainement du temps. Il est nécessaire donc d’accorder une importance maximale à tous les dossiers en suspens et qui nécessitent une intervention urgente et rapide. Le secteur agricole est à développer par des moyens modernes. Le problème du transport des ouvrières agricoles n’est pas encore résolu malgré certains efforts en la matière. Cependant le gouvernorat de Sidi Bouzid reste le premier sur la liste en termes d’accidents liés au transport des ouvrières agricoles, selon certaines études du forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) au cours de la période allant de 2015 au 1er août 2021, avec 31% du total des accidents, suivi de Kairouan avec 24%, faisant 50 morts et plus de 700 blessés. Le Forum a recensé 54 accidents dont 19 au cours des trois dernières années, soit après la promulgation de loi n° 2019-51 du 11 juin 2019, portant création d’une catégorie de transport des travailleurs agricoles.
Manue de vache et spéculation illégale
Par ailleurs le problème de pénurie du lait est flagrant et certains commerçants commencent à procéder par la vente conditionnée : du lait oui, si on achète également, quelques pots de yaourt. D’où la boutade du Président : « il y a des vaches qui font du lait et d’autres du yaourt ». Il avait affirmé, alors qu’il était en visite dans une usine de production de lait que « cette marchandise était disponible, que la pénurie résultait de la spéculation et que la seule façon de lutter contre ce phénomène n’était autre que de produire plus ».
Le Président parle également de ceux « qui cherchent à provoquer des crises afin de porter atteinte au peuple tunisien, ceux que le peuple a rejetés et dont il veut se débarrasser. Ceux qui ont commis des crimes contre le peuple ». Ceux-là, bien qu’on ne sache pas avec précision, qui ils sont, on peut deviner que ce sont les détracteurs de Kais Saied. Parmi ceux-là il y qui ne sont pas forcément contre sa personne, ni contre le processus du 25 juillet, mais précisément contre sa démarche.
Il parle d’une manière idéaliste, et c’est de bon aloi, mais il ne touche pas du doigt les vraies raisons de la pénurie, telles que le manque de fourrage par exemple qui a amené à la crise de lait avec des vaches qui ne sont pas nourries comme il se doit, comme l’a expliqué dernièrement la ministre du commerce Sihem Nemsia.
Certes il faut lutter contre les spéculateurs. C’est l’idéal pour combattre le phénomène de pénurie. Mais il n’y a pas jusqu’à présent une politique précise et claire pour combattre la spéculation. Il y a en effet le décret-loi du 20 mars 2022, relatif à la lutte contre la spéculation illégale et la sécurisation des circuits de distribution. Mais il faut également mettre en place un plan bien étudié pour savoir quel est le secteur où il y a le plus de spéculations. Plusieurs observateurs ont constaté le manque de cadre légal avec certains contrôleurs qui ne sont pas bien formés.
Manque de qualification des agents de contrôle
Dans le 26ème rapport annuel de la Cour des comptes, il est signalé « qu’en termes de contrôle 22 directions régionales sous tutelle du ministère du Commerce ne disposent que de 7% des normes tunisiennes certifiées. Les quatre normes d’ordre général ne sont disponibles que chez la direction centrale et une direction régionale. 73% des agents chargés du contrôle de qualité ne sont pas qualifiés pour ce type de contrôle, 12 directions régionales ne disposent même pas de 18 instruments parmi les 46 que nécessite le travail de contrôle sur terrain.
La Cour des comptes a également relevé que « le nombre d’interventions visant le commerce parallèle où on peut trouver toutes les mauvaises pratiques, la spéculation notamment, n’a été l’œuvre que de 5 directions régionales et que 7 autres directions ainsi que la direction centrale étaient totalement absentes au niveau de cette activité ».
Toujours selon le rapport de la Cour des comptes, « de nombreuses directions régionales n’ont pas respecté leur programme annuel de contrôle continu portant sur 24 catégories de produits ».
C’est ce qui explique que dans certaines régions du sud, telles qu’à Ben Guerdane par exemple où résident 100 000 habitants on ne puisse pas contrôler comme il se doit les 300 entreprises et les dizaines d’entrepôts de denrées alimentaires anarchiques.
« Nous sommes en guerre » a dit encore Kais Saied lors de sa visite à l’usine de production de lait et il a raison. Il entend par là, la guerre contre la spéculation. Mais ce n’est uniquement contre cette dernière que la guerre est menée. C’est contre tout ce qui est de nature à nuire à l’intérêt des citoyens et du pays en général. Seulement ce n’est pas dans le sens d’une répression et de correction qu’il faut le prendre.
Bien sûr qu’il faut sévir contre ceux qui transgressent la loi. Cependant ce n’est pas uniquement, l’affaire du ministère de l’intérieur et de la justice, mais c’est également celle de tout le gouvernement qui est tenu de préconiser une nouvelle politique économique destinée à intéresser tous les agents économiques et d’encourager les investissements dans le domaine industriel et agricole des petites et moyennes entreprises. Autant de problèmes qu’il faut résoudre petit-à-petit afin de sortir de cette crise qui semble perdurer, et qui ne peut que s’aggraver avec les tiraillements politiques et la guerre des clans.
Ahmed NEMLAGHI