Par Slim BEN YOUSSEF
Comme des Orphée remontés des enfers, les poupées fétiches d’Amel Bouslama, artiste visuelle pluridisciplinaire, « revivent » dans ce monde, endeuillées d’une vie qu’elles auraient vécue dans un autre, antérieur ; un for intérieur, dont elles seraient péniblement issues. Dans un jeu de double de substitution quasi autobiographique, c’est à travers cet « objet-sujet » externe, qu’est cette poupée fétiche, que l’envahissement perceptuel, inaccessible à l’expérience intérieure, devient, pour l’artiste, d’abord « possible » ; puis, une fois représenté, devient « réel », « visible », pour s’étendre ensuite jusqu’au fantasme et au rêve. L’occasion, aussi, pour Amel Bouslama, non seulement d’exprimer sa propre perception de l’art et du monde « à hauteur de poupée », mais surtout de confronter l’univers fantasmé de sa poupée fétiche aux univers fétichisés des « autres », interrogeant par là-même les frontières, improbables, entre le territoire de l’intime et l’espace social partagé.
Dans chaque dispositif, dans chaque photo, dans chaque installation ou nouvelle performance de sa désormais longue et riche carrière d’artiste, une nouvelle vie commence pour sa poupée fétiche. Tantôt encastrée, tantôt libre, tantôt remise en boite ; jamais coiffée, rarement vêtue mais toujours mise en scène, la poupée d’enfance d’Amel Bouslama renaît brutalement dans la lumière, et, en multipliant les poses d’une exposition à l’autre, réapparaît, à chaque fois, un peu plus « humaine ». Poursuivant son « épopée » au fil des années, la poupée « qui a résisté à l’éléphant » apporte, à chaque fois, son lot d’histoires, de sensations et de souvenirs individuels et éminemment intimes, conjugués, dans des montages photographiques et scéniques plus ou moins recherchés, à des citations, clins d’œil, références et événements, issus de l’imaginaire collectif, de l’héritage artistique ou du vécu sociétal partagé.
Lorsque le récit d’un vécu individuel, tantôt réel, tantôt fantasmé, et l’émotion d’un souvenir intime, priment au dépens de la matière, la représentation de cet objet-sujet qu’est la poupée fétiche, appréhendée dans son contemporain social, concernerait, à bien des égards, un référent « furtif », « confidentiel », « réservé à soi », que l’artiste arrache, de manière plus ou moins préméditée, à sa « non-socialisation ». Chez Amel Bouslama, l’acte de création émanerait ainsi, d’une part, d’un besoin viscéral de confidence, doublé d’un désir mnémonique d’introspection, et, d’autre part, d’une soif d’ « exhibition », quasi obsessionnelle, de l’intime, focalisée dans la figure fétiche de sa poupée d’enfance.
C’est dans cette « gesta » d’ostentation et de « pudeur impudique », caractérisée par une volonté, à priori revendiquée, non pas de « représenter », « donner à voir », « rendre visible », mais de, carrément, « exhiber », souvent nu, le corps très « humain », et en l’occurrence féminin, de sa poupée fétiche, qu’Amel Bouslama s’octroie un enjeu artistique, qui semble, du moins pour elle, d’une capitale importance. Ses photographies, ses photomontages, ses installations, ses performances et ses dessins à l’encre, colle et sable, explorent, au fil des années, les dits et les non-dits de l’intime dans sa relation au collectif au sein de sa société tunisienne. A travers sa démarche artistique marquée par le montage, l’artiste interroge, avec subtilités, la problématique du corps dans son rapport avec le vécu sociétal, individuel ou collectif.
Ayant eu droit, récemment, à une exposition-hommage à son parcours, en compagnie de deux autres artistes de sa génération, Besma H’lel et Nadia Jelassi, à la galerie Makam de la Cité de la culture de Tunis, Amel Bouslama peut se targuer, à 67 ans, d’une riche carrière d’artiste visuelle pluridisciplinaire, ponctuée par 4 expositions personnelles –à Hammamet (1988), Paris (2003), Tunis (2005), Nabeul (2006)- et pas moins de 67 expositions collectives, entre la Tunisie et l’international, notamment à Osnabrück (2007) et Rome (2014), et dans des galeries privées, festivals, colloques et autres biennales. Ses œuvres se trouvent dans les collections du ministère tunisien des Affaires culturelles, du Centre culturel international de Hammamet, de la Biennale de Dakar, de la Fondation Kamel Laazar, d’Imago mundi de Luciano Benetton, et dans des collections privées.