Par Slim BEN YOUSSEF
Rigueur et exigence ; mérite, qualité et précellence sont les maîtres-mots d’un système d’enseignement supérieur d’excellence instauré à l’aube de l’Indépendance, dont l’École normale supérieure de Tunis (El Gorjani) est aujourd’hui le dernier bastion, après la disparition de l’École normale de Sousse, celle de Bouchoucha et celle de Bizerte. Apanages de cette institution de prestige, qui forme, depuis la fin des années cinquante, la crème de la crème de l’élite enseignante de la Tunisie, ces mots ne riment nécessairement pas avec roideur administrative, rigorisme exagéré, inclémence déraisonnable et puritanisme de persécution.
Car, aller jusqu’à infliger des châtiments ultimes dans l’échelle des punitions disciplinaires et administratives de cette école, à savoir l’expulsion ou encore l’interdiction de passer les examens –couronnement de plusieurs mois de labeur, dont les normaliennes et normaliens ont le secret– requiert, en effet, des « motifs » beaucoup plus graves, pour justifier ces « peines », qu’un simple absentéisme pour mobilisation syndicale. A supposer même que des élèves, normaliens et normaliennes, en arrivent à « abuser » d’une manière ou d’une autre de leurs droits syndicaux, des remontrances plus ou moins musclées, après traduction devant un conseil de discipline, auraient amplement suffi.
Une poignée d’élèves sanctionnés, et c’est naturellement toute l’École qui se rebiffe et fait la grève depuis pratiquement une semaine pour protester contre les mesures abusives d’une administration, décidément murée dans son intransigeance. Des grèves de la faim, des cours perturbés et l’énième épisode d’une longue série de bras de fer ayant ponctué la dernière décennie, marquée, à plus d’un titre, par une clochardisation systématique de cette institution par les autorités tutrices.
Dans les années Bourguiba, les normaliens et normaliennes étaient tellement « choyés » au point d’inspirer la jalousie de toute la communauté estudiantine. On oserait dire qu’ils n’avaient même pas besoin d’une quelconque mobilisation syndicale. Des résidences bien entretenues, des cantines exclusives sur les lieux, des bourses mensuelles décentes pour le pouvoir d’achat général de l’époque ; et, cerise sur le gâteau : une atmosphère conviviale quasi-unique en son genre, doublée d’un statut d’ « élève-enseignant » qui jouit de la meilleure formation scientifique et pédagogique, consolidée par plusieurs stages intensifs dans des établissements d’enseignement.
Habib Bourguiba misait gros sur ce système d’excellence. Bâtir une Nation qui repose sur le principe de l’Education nationale –devenu mythe fondateur de la République–, passait nécessairement par une formation éclectique et de très grande qualité aux futurs enseignants, qui, à leur tour, instruiront des générations de Tunisiennes et de Tunisiens. Résultat : plusieurs promotions de normaliens et de normaliennes ont, durant des décennies, fait les beaux jours de l’Ecole publique, toutes institutions confondues (du primaire au secondaire, jusqu’au supérieur).
« Choyer » cette élite enseignante en herbe, autrement dit, lui assurer les meilleures conditions possibles durant sa période de formation (du concours d’accès jusqu’à l’agrégation) était une condition sine qua non pour la réussite de ce système d’excellence, supplanté dans les années Ben Ali par une médiocre machine de formation de masse, marquée par les tribulations du CAPES et la clochardisation méthodique des enseignants ; avec, évidemment, les conséquences que l’on connaît sur l’enseignement public.
Aujourd’hui, le président Saïed, qui a maintes fois évoqué sa volonté « pressante » de réhabiliter le système des écoles normales, redonnera-t-il, enfin, ses lettres de noblesse à ce modèle, délaissé, d’excellence ? En attendant, il faut considérer ceci : l’ENS d’El Gorjani n’est pas Guantanamo, c’est seulement un dernier bastion qui résiste.