Alors que le pays souffre depuis plusieurs années d’un manque criard de professionnels de santé, entre 600 et 1300 médecins quittent chaque année. Exode, fuite des cerveaux ou véritable saignée, peu importe les qualificatifs, la problématique du départ des médecins tunisiens qualifiés vers d’autres cieux, notamment vers le continent européen, refait surface. Le phénomène dépasse de loin les raisons liées aux salaires et aux conditions financières, mais il semble que tout l’environnement de travail et le mode de vie en Tunisie n’attirent plus ces compétences.
Certes, il s’agit d’un phénomène mondial, mais son effet se fait davantage ressentir dans les pays en voie de développement. en 2021, L’Institut national de la statistique (INS) a compté 3.300 médecins ayant quitté le pays au cours des 5 dernières années, soit l’équivalent de 15 promotions d’étudiants en médecine de la Faculté de médecine de Sousse. Cet exode massif peut s’expliquer en partie par le succès que rencontrent les praticiens tunisiens au concours d’équivalence mis en place par la France. Avec une à deux sessions organisées chaque année, cette épreuve permet à un médecin ayant obtenu son diplôme hors de l’Union européenne de pouvoir pratiquer sa profession dans l’Hexagone.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur les 2 000 candidats reçus à l’issue de l’épreuve, issus de plus d’une vingtaine de pays, plus que 50% sont de nationalité tunisienne. La liste des candidats reçus aux EVC sera publiée au Journal officiel de l’État français. Les candidats retenus effectueront un stage de 2 ans en milieu hospitalier (sans reprise d’études). Le médecin stagiaire tunisien percevra le même salaire que le stagiaire français, soit entre 2500 et 3500 euros par mois. Le salaire sera doublé après la fin du stage pour atteindre celui du médecin français, suivi d’une inscription au Conseil national de l’Ordre des médecins français (CNOM).
Les professionnels de la santé publique évoquent une « hémorragie » en parlant de ce phénomène d’exode des médecins tunisiens. Il y a énormément de départs. Une enquête descriptive menée auprès d’un échantillon représentatif de 393 médecins ayant quitté la Tunisie pour pratiquer la médecine ailleurs révèle les raisons de départ. L’un des chiffres alarmants est le taux des médecins qui partent du pays à cause du harcèlement moral et professionnel qui touche un médecin sur deux partis de Tunisie (soit 50,6%). L’insécurité dans les hôpitaux est une raison de départ retrouvée chez 62,3% des médecins émigrés… Néanmoins, la cause principale qui pousse les médecins tunisiens à partir demeure les conditions de travail très difficiles et inadaptées avec les exigences des règles de bonnes pratiques (pour 75,8%). Ils dénoncent un manque des moyens et des heures de travail interminables qui peuvent dépasser les 120 heures par semaine.
L’enquête précise que plus de 50% des médecins émigrés envisageraient un retour en Tunisie, si les conditions nécessaires sont réunies. La condition majeure requise par ces médecins est le droit de travailler en temps partagé avec l’étranger. Ils souhaitent pouvoir garder un pied à l’étranger pour entretenir leurs expertises dans des sous-spécialités médicales indisponibles en Tunisie, telle la chirurgie robotique en vogue ces dernières années. Garder un pied à l’étranger leur permet aussi d’améliorer leurs salaires qui sont très modestes en Tunisie. Toutefois, la loi actuelle ne permet pas la double inscription entre le Conseil national de l’Ordre des médecins tunisiens et un autre conseil, ce qui rend ce retour impossible dans les circonstances actuelles. A cet égard, si le système de santé tunisien souhaite bénéficier de ces médecins, une nouvelle législation doit voir le jour.Mais là, il faut préciser que le problème est plus compliqué pour les médecins partis en Allemagne car l’Etat ne reconnaît pas leurs diplômes allemands de spécialisation en médecine..
Le départ massif des médecins à l’étranger majore les déserts médicaux
Dans leur exode, les médecins tunisiens ne choisissent pas seulement la France comme destination. Il y en a des milliers aussi dans les pays du Golfe, au Canada, en Allemagne ou encore en Turquie pour certaines spécialités. La fuite des médecins tunisiens ne semble pas s’arrêter. Cette émigration impacte directement l’espérance de vie dans notre population. Cela se fait en creusant l’iniquité d’accès aux soins sur le territoire pour les citoyens. La preuve ; aujourd’hui, dans plusieurs gouvernorats, notamment dans les régions, nous ne retrouvons toujours pas des gynécologues pour assurer la continuité des soins dans les maternités ou des radiologues pour interpréter les explorations radiologiques urgentes.
Et donc, le départ massif des médecins à l’étranger majore les déserts médicaux qui s’étalent actuellement sur plus de 50% du territoire. Et sur une seule année, des dizaines de milliers de Tunisiens doivent se déplacer à des centaines de kilomètres pour une consultation spécialisée. Cette difficulté d’accès aux soins aggrave les délais des prises en charge médicales et fait perdre un temps précieux aux patients qui développent des complications évitables à cause de ce retard. Pour le cas de la Tunisie, la persistance de ce fléau creuse plus profondément une pénurie des compétences médicales déjà difficile à combler. Le secteur de la santé tunisien est doublement pénalisé avec deux fléaux que sont le vieillissement mondial des soignants qui va pousser les pays développés à recruter plus de médecins et l’exode déjà existant en Tunisie.
Il n’est pas choquant de voir des CHU sans médecins en Tunisie d’ici 2030. C’est pour toutes ces raisons que les hautes autorités de notre pays doivent prendre au sérieux ce problème. C’est la dernière ligne droite pour sauver le secteur de santé tunisien… D’ailleurs , l’Association des médecins tunisiens dans le monde (AMTM) a appelé au lancement d’un dialogue national qui aboutira à des recommandations visant à améliorer les conditions de travail dans les hôpitaux publics, afin de mettre fin à la fuite des compétences dans le secteur médical et d’inciter les médecins tunisiens établis à l’étranger à revenir au pays. Le dialogue national sera basé sur trois axes principaux, à savoir, la nécessité d’adopter des normes bien définies pour garantir de bonnes conditions de travail dans les hôpitaux publics, la lutte contre l’agression des médecins et la révision de la grille salariale. Cet exode ne touche pas uniquement les médecins mais le personnel de la santé, notamment les infirmiers. Depuis quelques années, il ne cesse de prendre de l’ampleur.
Face aux multiples problèmes qu’ils rencontrent dans l’exercice de leur profession et aux offres alléchantes des pays étrangers, surtout après la pandémie Covid-19, le nombre d’infirmiers qui quittent la Tunisie est de plus en plus important. Une situation inquiétante qui met en danger notre système de santé national, malgré les efforts du gouvernement pour combler le déficit en ressources humaines.
Kamel BOUAOUINA