Par Hédi CHÉRIF (sociologue)
Les loisirs revêtent-ils un caractère de classe sociale ? Partout dans le monde et dans toutes les sociétés, l’être humain qu’il soit masculin ou féminin, a besoin d’un loisir pour se divertir, a besoin d’une bouffée d’oxygène pour recharger les batteries. Ainsi le loisir s’est élevé depuis longtemps au palier des moyens sacrés pour notre auto-entretien physique, psychique, intellectuel, et social. Pour mieux le définir, peut-on le lier à la stratification sociale, et comment puise-t- il son sens et ses spécificités du milieu auquel il appartient ? Y a-t-il vraiment des loisirs de classes dans les activités que nous choisissons pour nous divertir ? La lecture, étymologiquement dite ‘’ l’amour de la sagesse » , le cinéma, le tennis , la pêche, la randonnée, l’alpinisme, les voyages, le foot etc au titre de loisirs , sont-ils le propre d’une classe particulière ?
Les classes sociales en Tunisie existent dans leur être social, et non dans leur rapport conflictuel ! La Tunisie se distingue par une stratification sociale qui fonctionne selon un mode de solidarité sociale , malgré les spécificités culturelles et sous culturelles des uns et des autres . Ce mode de solidarité sociale dont parlaient plusieurs sociologues dont ( N. Elias ) , et selon lequel fonctionne notre société , continuent à nous rassembler avec nos différences socioéconomiques et culturelles dans les moments de joie ou de peine . Cette spécificité culturelle dont jouit la Tunisie, n’a presque pas de bornes géographiques interrégionales. Dans les moments de bonheur comme pendant nos moments difficiles, nous nous mobilisons avec nos différences autour de l’événement pour s’en sortir grâce à notre solidarité organique de marque . Bourguiba n’a-t-il pas dit et tenu à construire l’Etat nation ? N’a-t-il pas transformé l’esprit tribal en mode de solidarité sociale ?
Dans cette Tunisie où les classes sociales existent dans leur être social et non dans leurs rapports conflictuels ( Pirson ), où les spécificités socio-culturelles et économiques , meublent un climat social si difficile soit-il, pour des uns, et propice et avantageux pour d’autres , le peuple tunisien a toujours adhéré et adhère encore à la culture des loisirs , à la quête du bonheur et à la joie de vivre, sans lesquelles, il n’aurait jamais été aussi accueillant chaleureux et très ouvert sur d’autres univers .
Les loisirs : une nourriture de l’âme et de l’esprit ?
Un loisir, consiste souvent à profiter de notre temps libre pour le meubler d’une activité intellectuelle , artistique, qui nourrit l’âme et l’esprit, ou aussi par une autre activité physique pour une bouffée d’oxygène relaxante, ou aussi par des fuites maniaques en faisant soit les « Bars » parallèles , soit aussi devenir addictes aux drogues pour oublier ses malheurs et ses soucis au titre d’une impression agréable d’énergie décuplée, de créativité, dans un état d’euphorie et d’exaltation . Cet état de fait , ne cesse non seulement de prendre de l’ampleur, et de faire tache d’huile auprès des jeunes et de moins jeunes filles et garçons, qui pour des raisons multiples traversent un épisode maniaque précédés de symptômes annonciateurs.
Les loisirs, si multiples soient-ils , sont le propre de tous et de toutes , et à chacun et à chacune de l’exprimer , de le vivre et de le partager librement. Sans distinction aucune et sans stigmatisation, étant un choix individuel d’une activité miroir non seulement de la personne, mais aussi de son appartenance socio-culturelle, de son milieu familial et social, le loisir est un concept qui varie aussi amplement dans le temps et dans l’espace , il tire son sens , tout comme sa détermination, sa spécificité , et ses significations du milieu auquel il appartient . Le loisir est à la limite un miroir d’un tout à décortiquer autant au plan personnel, intrapersonnel, interpersonnel, social et culturel. Dépend-il de notre sensibilité ? est-il nécessairement lié à notre appartenance sociale de classe ou de région ? Est – ce un état durable ou une succession de plaisirs fugaces ? Etant considéré une source de
plaisirs , les loisirs construiraient-ils notre bonheur ? Dans son livre ‘’ Du bonheur ‘’ Un voyage philosophique pp11de Frédéric Lenoir : Celui-ci met l’accent sur la relativité et la diversité des loisirs et du bonheur, se réfère à Epicure et considère que la philosophie fait et construit le bonheur des penseurs . ‘’ la philosophie est une activité , qui par des discours et des raisonnements , nous procure ‘’ la vie heureuse ‘’. Cette quête d’une vie « bonne » ou «
heureuse » est ce qu’on appelle la sagesse . C’est pourquoi le mot « philosophie » signifie étymologiquement « amour de la sagesse » La philosophie nous apprends à penser bien pour essayer de vivre mieux »
Les loisirs portent un caractère de classe !
De part, la philosophie, cette gymnastique de l’esprit , qui constitue une source de sagesse et de bonheur , et de plaisir pour ses adeptes, ; le sport , la musique , le théâtre font aussi autant de bonheur . A titre d’exemple, pour mon cas, étant un enfant de la périphérie populaire de
Tunis, et faute d’infrastructures culturelles , nos choix de loisirs étaient vraiment limités, et notre seul loisir était le foot, là ou nous nous sommes amusés, là où nous avons appris le sens de la compétition, là où nous avons coexisté, bien unis autour de tous les aléas de la vie . Dans ces quartiers pauvres, dans cette culture de pauvreté matérielle, nous avons tout cultivé, les bonnes et les moins bonnes valeurs morales et sociales, l’amour, le respect, l’honnêteté , la bravoure , la malignité, sans oublier les principes de l’intelligence sociale afin de maitriser l’art et la manière d’arrondir les angles et de bien composer avec les aléas de la vie . Nous avons bien appris en jouant au foot à la toupie, à la boxe, nous étions aussi heureux que les artistes les philosophes , originaires de milieux aisés censés puiser dans une culture de classes qui se distinguent par propres valeurs, ses vertus, son éthique tout comme par ses formes de
déviances morales, éthiques et matérielles . Il fut un temps , où j’ai travaillé sur la stratification sociale et la criminalité en Tunisie, j’ai été fort surpris par le chiffre noir élevé de criminalité masquée pour des considérations de rapport de force en faveur de ces classes aisées , un taux qui dépassait de loin celui des quartiers pauvres. Plaisirs et viols, étaient très fréquents et étaient considérés parmi les loisirs de ces classes qui vivaient et jouissaient , il y a plus de trois décennies passées, sous d’autres cieux, et qui meublaient leurs loisirs par la recherche de plaisirs fugaces, des plaisirs à consommer au dépend d’un bonheur perdu .A ce jour, malgré les changements structurels survenus avec le temps , la stratification sociale en Tunisie semble être touchée et profondément noyée dans des formes de loisirs annonciateurs de plusieurs pathologies psycho-sociales difficiles à contrôler et à contrer. Les addictions aux drogues, la liberté des mœurs, le changement dans le fond et dans la forme des valeurs morales partagées ,tout comme l’accès facile et très ouvert aux réseaux sociaux , à tout le monde, à tout âge et sans contrôle étudié aucun , constituent un danger sans limites pour les loisirs de créativité, d’inspiration, de réflexion philosophique, sans lesquelles le bonheur demeure une œuvre qui est à faire et non un plaisir à consommer . Bien dommage ces loisirs, si diversifiés, si enrichissants, si formateurs, si nécessaires pour notre développement personnel et psycho-social , dans toutes les catégories de classes sociales , semblent tomber sous la loi d’un système capitaliste ravageur et hégémonique, générateur de loisirs avec lesquels nous nous procurons aujourd’hui, un plaisir par un déplaisir pour finir en maso. Le loisir est une succession de plaisirs fugaces et consommables, alors que le bonheur une fois réfléchie et bien construit est durable.