Par Raouf KHALSI
Qu’est-ce qui s’est produit le jour du 14 janvier 2011 et, même, plus tôt depuis le mois de septembre qui l’a précédé ? Tout bonnement une révolution en bonne et due forme. Mais c’était la révolution des jeunes, pour la dignité et contre la ségrégation régionale. Dans la cité, le mot « Dégage » était entonné en chœur. Contre la dictature qui-étrange retour des choses- fait aujourd’hui des nostalgiques comme par une espèce de magie noire toute faite de révisionnisme historique. Cette nostalgie s’apparente aussi au fameux syndrome de Stockholm : l’otage s’éprend de son geôlier. Captifs d’une dictature policière de 23 ans, ces nostalgiques préfèrent le faux confort de l’asservissement.
Or, très vite une chape de plomb s’abattait sur le pays. Parce que la révolution a été détournée de ses fondamentaux. Parce qu’à peu de frais la ploutocratie prenait le change. Celle-ci n’a pas proposé un monde nouveau. Et, pourtant, le vieux monde se mourait. Gramsci dit : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les démons ». L’oxymore de Gramsci est aisément transposable sur ce qui s’est très vite produit chez nous après la révolution : les démons venus remplacer la dictature, mais qui en auront vite fait de verrouiller le pays en une décennie désormais drapée de noir, ignorant les complaintes du peuple et ne se ravisant même pas de prêter l’oreille aux grondements sourds contre un système mis en place par Ennahdha, avec les satellites qui tournaient autour. Au point qu’un Hichem Mechichi, pourtant nommé par Saied à la Kasbah, tombait dans le piège du grand méchant loup qui lui offrait un « coussin politique ».
Nous épiloguerions longtemps sur les sept péchés capitaux dont se sont rendu coupables les « patriarches » ayant gouverné durant cette décennie-là.
Sauf que le problème ne réside pas tant dans l’overdose partisane que dans les louvoiements ayant séduit les « élites ». Partis cocotte-minute, tribuns récupérateurs et réalité drapée de slogans qui auront duré « le temps qu’il faut » pour catapulter le pays dans les trajectoires faussement idéologiques, à coups d’alliances contre nature (Ennahdha-Nida Tounes par exemple) et dans des lobbys au service d’agendas étrangers.
Les « élites » qui prétendent être privées de s’exprimer ?
Que proposent-elles comme vision futuriste pour le pays ? Il a eu raison Hichem Djaïet d’affirmer qu’il préférait parler aux morts. Justement parce que ses pairs (les élites) se sont laissé broyer par la ploutocratie.
Aujourd’hui les « élites » se disent bâillonnées et dans l’impossibilité de s’exprimer « librement ». C’est qu’elles sont restées confondues dans des brumes où seules les approches systémiques émergent. C’est que les « élites » sont dans un paradigme dépassé et suranné : se positionner en fonction du pouvoir en place alors que la Tunisie est en pleine reconstruction, tandis que l’ancienne dialectique Pouvoir / opposition est dépassée par les évènements. Et, puis, pourquoi ce déterminisme, à savoir que les « élites » ne peuvent être que politiques, dans un pays qui s’est toujours enorgueilli d’avoir une intelligentsia avant-gardiste ?
Quelque part les politiques ont supplanté l’intelligentsia et c’est sans doute dans ce sens que Hichem Djaïet , au crépuscule de sa vie, a décidé de parler aux morts.