Par Slim BEN YOUSSEF
Dans un monde en pleine reconstruction, la divergence est souvent brandie comme une vertu en soi. Elle devient posture, parfois système. Mais une société ne tient pas seulement par la multiplicité de ses voix. Elle tient par ce qui les relie, les aimante, les ordonne vers un horizon commun.
Ibn Khaldoun appelait cela « asabiyya ». Non pas un unanimisme rigide, mais une énergie collective, fluide, qui fait bloc sans étouffer, qui traverse les différences sans les nier. Une force d’adhésion, assez puissante pour que des voix dissonantes agissent dans un même souffle. Lorsque cette force se tarit, le lien social s’effiloche. Le corps politique se désagrège. Chacun tire à hue et à dia. Et c’est l’idée même de nation — comme horizon commun — qui se défait.
Après la décennie chaotique nahdhaouie, nous vivons un moment de grand relâchement collectif. Cela va de soi. Les désaccords avaient cessé d’être des tensions fécondes ; ils tournaient à vide, recyclés à l’infini dans les chambres d’écho. On ne débattait plus pour construire, mais pour affirmer une image, marquer un territoire, parfois pour frapper. Le désaccord est devenu mise en scène. Et l’histoire, pause indéfinie.
Or les divergences d’opinion sont légitimes, nécessaires même, à condition qu’elles convergent. Vers quoi ? Vers l’édification résolue d’un avenir partagé : justice sociale, souveraineté réelle, développement et prospérité au service de toutes les forces vives du pays. Cela suppose un cap. Et une exigence.
Ibn Khaldoun le disait à sa manière : une nation n’existe pas par l’addition de ses habitants, mais par la finalité qu’ils se donnent. C’est là que l’absence d’un langage commun devient inquiétante. Car sans lexique partagé, il n’y a plus de volonté générale — seulement des calculs particuliers. Et sans volonté générale, aucune asabiyya ne survit.
Gramsci, dans l’étau de sa cellule, méditait cette leçon simple : pour faire bloc, les forces sociales doivent être traversées par une direction morale et intellectuelle. Faute de quoi, elles s’émiettent. Et l’histoire se fait sans elles.
La Tunisie ne manque ni de ressources ni d’intelligence. Mais elle manque de projection commune. Or une divergence qui ne débouche pas sur une dynamique d’unité est une divergence perdue. Une parole inutile. Un moment gaspillé.
Il ne s’agit pas de réduire les différences. Il s’agit de les articuler, pour qu’elles construisent quelque chose d’édifiant pour la nation. Cela demande des institutions solides, un imaginaire collectif fécond, un minimum de confiance.
Et surtout, un refus lucide de tout retour en arrière.