Par Slim BEN YOUSSEF
« Il faut cultiver notre jardin », écrivait Voltaire en guise de sagesse finale. Non pour fuir le monde, mais pour l’habiter autrement : par l’effort, la lucidité, le soin – contre les illusions, les slogans et les catastrophes abstraites. En Tunisie, ce jardin existe. Il dort dans les registres épars de l’État, sous forme de terres agricoles domaniales. Il attend d’être nommé, cartographié, revendiqué. Car nul ne cultive ce qu’il ne connaît. Et nul ne gouverne sans connaître ce qu’il possède.
On parle souvent de souveraineté alimentaire. Mais sans souveraineté foncière, elle n’est qu’un mirage, un mot d’ordre sans fond, une stratégie sans sol. Comment prétendre nourrir un peuple quand l’État ignore l’étendue, l’usage ou la destination de ses propres terres ? L’opacité, ici, n’est pas un accident. Elle est un système. Elle nourrit les prédations, les occupations illégales, les arrangements clientélistes. Le flou foncier est un outil de pouvoir autant qu’un symptôme d’abandon.
Recenser les terres domaniales est plus qu’une simple opération technique, c’est une déclaration de principe. C’est décider que la terre publique doit redevenir un bien commun et non un angle mort de l’État. C’est reposer la question première : à qui appartient la terre, et pour quoi faire ? C’est choisir entre la rente et la vie, entre l’exploitation à court terme et l’investissement patient. C’est, en somme, réaffirmer que la terre n’est pas un bien comme un autre, mais un commun, un lien, un horizon.
Les jeunes désertent les campagnes, non par caprice, mais faute de terres, de soutien, de perspective. Et pendant ce temps, les hectares dorment : en friche, en silence, ou aux mains des plus forts. Dans ce pays de petits lopins et de grandes promesses non tenues, la question agraire reste ouverte. Le jardin est là, mais il est abandonné, pillé ou clôturé.
À tout bien considérer, la Tunisie n’a guère besoin d’un miracle agricole, mais d’un principe directeur : semer sur ses propres terres, planifier ce qu’elle veut produire, protéger ce qui est vital. Notre nation doit cesser de fantasmer des réformes agricoles hors-sol et commencer par recenser, protéger et activer son propre patrimoine foncier. Un travail précis, patient, fondateur. Un geste d’ordre, de justice et d’avenir.
Car c’est ainsi que renaît la souveraineté : en cultivant ce que l’on possède, et en nommant ce que l’on tait.