*** Ghofrane Ben Charrada est une jeune psychologue tunisienne, spécialisée en psychologie clinique de l’enfant et de l’adolescent. Forte de son travail quotidien avec les jeunes, elle a mené une enquête de terrain auprès de Tunisiens âgés de 18 à 34 ans pour comprendre comment les parents abordent — ou contournent — la question de l’éducation à la sexualité. Son article , à la fois claire, sensible et engagé, met en lumière les risques d’un silence familial persistant.
Perception du corps, éducation et parentalité en Tunisie
L’éducation sexuelle, lorsqu’elle est transmise par les parents, joue un rôle fondamental dans la construction de l’enfant, sa protection et son développement psychoaffectif. Pourtant, une question persiste : les parents sont-ils réellement prêts à assumer cette responsabilité ?
Pour tenter d’y répondre, j’ai mené une enquête auprès d’un échantillon de jeunes Tunisiens âgés de 18 à 34 ans. Les questions portaient sur l’éducation sexuelle reçue dans l’enfance, et celle qu’ils souhaiteraient transmettre à leurs futurs enfants.
Les résultats sont édifiants : 44,4 % des participants affirment avoir reçu une forme d’éducation sexuelle de leurs parents. Mais dans 84 % de ces cas, il ne s’agissait que de conseils généraux, souvent enveloppés de peur, d’interdits ou de silence gêné, sans transmission claire d’informations scientifiques ou factuelles.
Découverte solitaire et sources incertaines
Face à ce manque de communication parentale, 61,9 % des jeunes disent avoir découvert la sexualité par eux-mêmes, avec le temps. Ce sont les pairs (62 %) et Internet (54 %) qui deviennent leurs principales sources d’information. Or, ces canaux peuvent être inadaptés, voire dangereux, en l’absence d’un encadrement adulte.
Lorsque la puberté survient, étape charnière dans le développement psychosexuel, 31 % des interrogés considèrent les explications parentales reçues comme insuffisantes. 23 % n’ont rien reçu du tout, et seuls 28 % évoquent des échanges clairs et adaptés. Pire encore : 65 % des jeunes affirment que leurs parents n’ont jamais abordé ce qu’est une relation sexuelle.
On constate ainsi un double standard : les transformations biologiques liées à la puberté sont timidement abordées, mais les sujets directement liés à la sexualité demeurent tabous.
La peur ou la connaissance ?
Ce silence parental expose les enfants à des dangers : malentendus, fausses croyances, vulnérabilité face aux abus, ou encore honte vis-à-vis de leur propre corps. L’enfant, curieux par nature, cherchera des réponses ailleurs – et parfois là où les messages sont biaisés, hypersexualisés ou même traumatisants.
Alors que les cas d’abus sur mineurs se multiplient, une question cruciale se pose : que préférons-nous transmettre à nos enfants : la peur ou la connaissance ? Faut-il encore attendre qu’un drame survienne pour comprendre que le silence ne protège pas ?
Une génération prête à mieux faire, mais mal préparée
L’un des constats les plus encourageants de cette enquête est le suivant : 79 % des jeunes interrogés souhaitent transmettre à leurs enfants une éducation sexuelle claire, simple et adaptée dès le plus jeune âge.
Cependant, 52 % d’entre eux se sentent démunis : ils ne savent ni quelle information transmettre, ni comment l’adapter à l’âge de l’enfant, ni quelle posture adopter.
Ces données soulignent une nécessité urgente : former les jeunes adultes à leur futur rôle parental, les aider à déconstruire les tabous hérités, et leur fournir des repères pédagogiques et psychologiques fiables.
L’éducation sexuelle ne se résume pas à une discussion ponctuelle ou à un avertissement lancé à la hâte. Elle est un processus progressif, basé sur la confiance, l’écoute et la connaissance de l’enfant.
Dès le plus jeune âge, il s’agit d’aborder des notions simples : nommer les parties du corps, reconnaître les émotions, comprendre les limites personnelles, distinguer les types de relations, et savoir dire non. Ces apprentissages fondamentaux constituent une véritable protection face aux violences sexuelles, au harcèlement et à la désinformation.
Briser le silence, c’est déjà protéger
En tant que psychologue clinicienne, je suis confrontée chaque jour aux conséquences du non-dit, de la honte et du silence. Briser le tabou autour de la sexualité, ce n’est pas encourager la transgression, c’est accompagner le développement sain et digne des enfants et adolescents.
Former les parents à parler de sexualité, c’est protéger les enfants.
Et si, en Tunisie, l’éducation sexuelle devenait enfin un acte de prévention, plutôt qu’un sujet évité ?
Ghofrane BEN CHARRADA***
Psychologue clinicienne spécialisée en enfance et adolescence