La fille du tombeau ovale, … En refermant le dernier roman de Maher Abderrahmane, récipiendaire du prix du roman de la Foire internationale du livre, on comprend une chose essentielle : parler du corps, de l’amour et de la liberté ne relève pas de la modernité, mais de l’humanité. L’éducation sexuelle, en Tunisie comme ailleurs, débute bien plus tôt qu’on ne le pense. Elle ne commence ni dans les écoles, ni dans les programmes officiels, mais dans la chaleur ou la gêne d’un dialogue entre mères et filles.
Salima, la protagoniste du roman, marche à contre-courant. Mère célibataire à plus de quarante ans, elle refuse les lois du silence et des convenances. Elle garde son enfant né d’une union libre, comme on garde une vérité essentielle : avec tendresse et courage. Ce geste, dans la Tunisie d’aujourd’hui, est encore perçu comme une faute, un délit contre la norme. Et sa mère, Bakhta, figure archétypale de la mère tunisienne traditionnelle, ne comprend pas. Elle gronde, supplie, reproche — mais derrière sa colère, c’est la peur qui parle. La peur de la société, du voisin, du déshonneur. La peur que sa fille tombe, ou pire : qu’elle tienne debout trop haut, trop fière. C’est là que l’éducation sexuelle commence.
Non pas dans l’anatomie, ni dans les précautions médicales, mais dans ce premier lien — celui qui unit une fille à sa mère. Ce que Bakhta ne dit pas à Salima, ce qu’elle ne lui a jamais dit : que son corps lui appartient. Que le désir n’est pas une maladie. Que le choix d’aimer, de vivre et d’enfanter ne devrait pas être un procès.
Une parole qui libère ou qui enferme
Combien de mères, encore aujourd’hui, enseignent la honte au lieu de la liberté ?
Combien, par peur du regard extérieur, préfèrent la soumission à l’émancipation ?
Combien transmettent, sans le vouloir, cette idée que le corps féminin est un terrain de guerre plutôt qu’un espace de vie ?
L’éducation sexuelle, dans ce contexte, ce n’est pas une leçon ponctuelle, mais une atmosphère, une respiration quotidienne. Elle se tisse dans les paroles douces ou dures, dans la manière dont on entoure les filles quand elles grandissent. Elle est là quand on parle de menstruation sans détour. Elle est là quand on apprend à dire non. Elle est là, surtout, quand une mère choisit de ne pas juger, mais d’écouter.
Avec La fille du tombeau ovale, Maher Abderrahmane n’écrit pas seulement une fiction puissante sur l’émancipation. Il lève un voile sur un sujet brûlant, encore trop souvent confiné à la marge : la manière dont nous, en tant que société, et d’abord en tant que femmes, parlons ou taisons le sexe, l’amour, le droit au plaisir et à la maternité librement choisie.
Salima et Bakhta : la blessure et la source
Maher Abderrahmane tisse le destin poignant de Salima, femme d’aujourd’hui, mère célibataire par choix, qui refuse les compromis de la honte et le poids du silence. Mais derrière elle se dresse une autre figure, tout aussi puissante : celle de Bakhta, la mère. Femme du devoir, du regard inquiet, du silence qui enferme.
En lisant le roman, on comprend que tout commence là. Dans cette relation à la fois blessée et sacrée, entre Salima et Bakhta. Cette dernière incarne une génération de mères qui aiment avec angoisse, qui protègent en interdisant, qui préfèrent voir leur fille soumise que jugée. Elle ne comprend pas pourquoi sa fille n’est pas mariée à quarante ans. Elle panique devant cette grossesse hors mariage. Et son silence, ses cris parfois, révèlent ce qui manque : une éducation à la vie, au corps, à l’autonomie.
Une éducation du cœur, pas seulement du corps
On parle souvent de l’éducation sexuelle comme d’un programme à inscrire dans les écoles. Mais il serait vain de parler contraception, consentement ou hygiène si, dans les foyers, les mots restent coincés dans la gorge.
Salima, comme tant de femmes, n’a jamais eu le droit de parler librement de son corps. Et pourtant, elle a dû l’habiter, l’aimer, le défendre. Seule.
L’éducation sexuelle commence lorsque la mère ne détourne pas le regard au moment des premières règles. Quand elle répond, sans gêne, aux questions de l’enfant sur la naissance. Quand elle dit : « Ton corps est à toi. Tu en es la gardienne, pas la prisonnière. » C’est une éducation de la confiance, bien avant d’être une éducation de l’anatomie.
Bakhta n’est pas une ennemie. Elle est un produit de son époque, de ses peurs, de ses silences hérités. Mais à travers elle, le roman invite à repenser le rôle des mères dans la transmission. À faire de la parole une alliée. À comprendre que le mutisme est parfois plus violent qu’un interdit.
L’éducation sexuelle, dans ce qu’elle a de plus noble, ne vise pas à encourager ou à réprimer. Elle vise à éclairer, à accompagner, à préparer. Et qui mieux que la mère pour ouvrir la voie, dès la petite enfance ?
Repenser la transmission maternelle
Dans le tissu invisible de nos sociétés, la transmission culturelle façonne les êtres autant que la transmission biologique. Entre les contes du soir et les conseils murmurés à l’oreille, les parents transmettent à leurs enfants bien plus que des histoires : ils leur offrent des visions du monde, des croyances sur le corps, l’amour et la vie. Parmi ces héritages, la santé reproductive et sexuelle occupe une place à la fois centrale et silencieuse, souvent gouvernée par des tabous anciens plutôt que par la connaissance scientifique.
Depuis des générations, dans de nombreuses cultures, parler de sexualité est perçu comme une menace pour l’innocence, un danger pour la morale. Le silence devient alors une forme d’éducation : ce qu’on ne dit pas est censé protéger. Pourtant, ce mutisme, loin d’épargner les jeunes, les expose à la peur, aux idées fausses et à la culpabilité. La sexualité devient une ombre, une honte, quelque chose qu’on devine mais qu’on n’ose pas nommer.
Les préjugés parentaux, souvent hérités eux-mêmes de générations antérieures, deviennent alors de véritables obstacles à une éducation sexuelle saine. Certaines croyances persistent, malgré les évidences scientifiques : l’idée que parler de sexualité encouragerait la “dépravation”, que la virginité féminine serait l’unique garant de l’honneur familial, ou encore que les garçons n’auraient pas besoin d’apprendre parce que “c’est dans leur nature” de savoir. Ces convictions, enracées dans la peur du regard social, empêchent souvent un dialogue ouvert, équilibré, respectueux de la dignité de chacun.
Or, nous vivons aujourd’hui une époque où la connaissance est accessible, où la médecine nous enseigne l’importance d’une éducation précoce pour prévenir les risques, accompagner les adolescents dans la découverte de leur corps, de leurs émotions, de leur responsabilité. Et pourtant, le poids des traditions culturelles freine encore cette évolution nécessaire. Il ne s’agit pas de renier les cultures, mais de savoir en extraire le meilleur : le respect de soi, le respect de l’autre, la valorisation du lien humain — tout en laissant de côté les peurs infondées et les stéréotypes délétères.
Le rôle des parents est crucial. Ils peuvent être des gardiens éclairés plutôt que des censeurs apeurés. Pour cela, ils doivent eux-mêmes se libérer de leurs propres craintes, se former, apprendre à parler sans jugement, à écouter sans condamner. Ils doivent comprendre que transmettre des informations précises, scientifiques et respectueuses n’est pas renier leur culture, mais au contraire, lui permettre de continuer à vivre, en phase avec les réalités d’aujourd’hui.
Éduquer à la santé reproductive et sexuelle, c’est transmettre une culture de la vie, du respect, et de la responsabilité. C’est enseigner que le corps n’est pas une honte mais une dignité, que l’amour n’est pas un danger mais une quête universelle. À travers ce chemin, les parents peuvent devenir de véritables passeurs : des artisans d’une culture vivante, apaisée, éclairée.
À Douar Hicher, la culture du dialogue au service de la santé sexuelle
Pour mieux saisir la question , nous étions à Douar Hicher, dans la banlieue ouest de Tunis, là une caravane médicale pluridisciplinaire a sillonné les quartiers. Initiée par la section locale du Croissant-Rouge tunisien, en partenariat avec l’Office national de la famille et de la population (ONFP) et plusieurs associations de la société civile – dont Journalistes pour les droits humains – cette action allait bien au-delà des simples consultations médicales.
Elle portait une ambition plus vaste : amorcer un dialogue ouvert et inclusif autour de la santé sexuelle et reproductive, un sujet encore largement enfermé dans le silence, la gêne, voire la peur.
Aymen et Ahlam, deux jeunes bénévoles du Croissant-Rouge, ont mené des séances de sensibilisation auprès des habitant·e·s. « Il reste encore beaucoup à faire pour faire évoluer les mentalités », confie Aymen. « Il faut comprendre que la santé reproductive concerne tout le monde – enfants, adolescents, adultes – et qu’il est urgent que la société accepte d’en parler. »
Ce qui se joue ici dépasse la dimension médicale. Il s’agit d’un véritable chantier culturel : déconstruire les tabous, revaloriser le rôle des parents dans l’éducation, interroger les rapports de genre et transmettre des savoirs respectueux des droits humains.
Car si les institutions peuvent accompagner le mouvement, c’est d’abord dans les foyers que les premières conversations doivent avoir lieu – ou échouent à naître. Le silence autour du corps, de la sexualité, des émotions ou des relations affectives engendre souvent culpabilité, désinformation, mariages précoces ou encore mise en danger de la santé des jeunes.
Or, loin des stéréotypes, les jeunes de Douar Hicher expriment un besoin clair : celui d’apprendre, de comprendre, et surtout, de pouvoir poser des questions sans être jugés. Filles et garçons demandent non pas des leçons moralisatrices, mais une écoute bienveillante et une transmission claire, ancrée dans la réalité et la dignité.
Dans ce quartier populaire, une parole nouvelle tente de se frayer un chemin. Fragile mais déterminée, elle affirme que l’éducation sexuelle, pensée avec intelligence et respect des cultures, peut devenir un levier d’émancipation, de santé et d’avenir.
Au centre de santé de base de Douar Hicher, dans le gouvernorat de la Manouba, Sonia Fejji, sage-femme depuis vingt-sept ans, connaît bien les résistances. Pour elle, tout commence par la manière d’accueillir les usagers. « Cela débute dès l’entrée, avec le comportement du personnel d’accueil. Il faut éviter toute forme de stigmatisation », insiste-t-elle.
Chaque matin, dans la grande salle du centre, une éducatrice anime des séances d’information destinées aux mères et à leurs filles. Objectif : les sensibiliser aux enjeux de la santé sexuelle et reproductive. Les thèmes abordés vont des infections sexuellement transmissibles à la contraception, en passant par le dépistage des cancers féminins.
Sonia Fejji souligne que chaque centre est doté d’une équipe pluridisciplinaire – sage-femme, psychologue, médecin généraliste – pensée pour offrir un accompagnement de proximité, global et humain.
Mais les obstacles persistent. Elle évoque notamment les réticences suscitées par la campagne de vaccination contre le papillomavirus humain (HPV). « Une mère m’a dit : “Pourquoi vacciner ma fille alors qu’elle n’a pas de relations sexuelles ?” », raconte-t-elle. Ce type de réaction, selon elle, révèle une profonde méconnaissance, et confirme l’urgence de poursuivre le travail de sensibilisation.
« Il faut faire évoluer les mentalités. Le chemin est encore long, mais il est indispensable », conclut-elle.
Déconstruire les tabous : former les professionnels, mais aussi soutenir les familles
Le Groupe Tawhida Ben Cheikhqui a donné récemment une conférence de presse pour expliquer sa démarche, est un acteur engagé de longue date pour les droits en santé sexuelle et reproductive, rappelle que l’éducation ne peut se limiter à l’école ou à la famille. Elle doit aussi être soutenue par des professionnel·le·s de santé formé·e·s, capables d’aborder ces sujets de façon inclusive, respectueuse et sans jugement. Dans le cadre du projet Sentin’Elles, mis en œuvre avec l’association Beity et Santé Sud, le groupe a récemment actualisé son manuel de Clarification des Valeurs et Transformation des Attitudes (CVTA). Cette refonte intègre une approche féministe, intersectionnelle, sensible aux traumatismes et culturellement contextualisée à la Tunisie. « Il est essentiel de déconstruire les normes sociales, les stéréotypes de genre et les tabous qui entourent la santé sexuelle et reproductive en Tunisie. Ce travail de fond passe par la formation des prestataires, mais aussi par l’écoute et l’adaptation aux besoins des femmes et des jeunes », explique une médecin du Groupe Tawhida Ben Cheikh.
Au-delà des professionnels, le manuel soulève aussi des questions cruciales qui concernent directement les familles : d’où viennent nos valeurs ? Comment influencent-elles nos attitudes ? Comment distinguer convictions personnelles et devoir professionnel ? Autant d’interrogations qui peuvent être transposées à l’univers familial, où les silences, les tabous ou les injonctions contradictoires perturbent souvent la transmission d’une éducation sexuelle saine.
Le projet prévoit également la création d’espaces concrets comme l’Officine Al Yadaa, centre de sensibilisation et d’écoute pour les jeunes et les femmes adultes. Situé dans un local de l’association Beity, ce centre propose un accompagnement sur le dépistage, la contraception, l’avortement sécurisé, les violences de genre ou encore le cycle menstruel. Il s’impose aujourd’hui comme un appui précieux pour les familles, souvent démunies face à ces sujets. « Former, écouter, adapter… mais surtout croire en la capacité des professionnel·le·s à améliorer l’accès des femmes aux services de santé sexuelle et reproductive, à condition qu’on leur en donne les moyens. »
Mona BEN GAMRA