Galerie d’Art Africain « Ya-A », Moscou. Sous les arcades discrètes de Kuznetsky Most, le Premier Forum Humanitaire Russie–Afrique s’est tenu dans une atmosphère attentive, célébrant la mémoire de Pouchkine tout en interrogeant l’avenir. Lors de la table ronde « Significations interculturelles Russie–Afrique », Inga Koryagina, experte en développement international et directrice du développement du Club russo-africain à l’Université Lomonossov, a posé une question directe à un public de chercheurs, diplomates, étudiants et représentants de la société civile : et si les codes culturels africains n’étaient pas des reliques à préserver, mais des infrastructures pour coder le monde de demain ?
L’Afrique comme laboratoire du futur
Pour Inga Koryagina, l’Afrique n’est pas un musée à sauvegarder, mais un espace où le passé se conjugue au futur. À l’Université du Ghana, le système adain est étudié comme théorie des cycles temporels appliquée à l’agriculture durable. À l’Université du Cap, la cosmologie des Khoi-Khoin s’intègre dans l’apprentissage des saisons et des paysages, dans un monde confronté à l’urgence climatique. Ce n’est pas de la nostalgie, affirme-t-elle, mais la souveraineté d’un savoir vivant capable de répondre aux défis contemporains.
La danse qui soigne les blessures
Au Rwanda, après le génocide, les danses imoto ont été intégrées dans 85 % des écoles, transformant un rituel communautaire en protocole de réconciliation. Ces pratiques ont contribué à faire passer la confiance sociale de 15 % à 64 % en vingt ans, montrant que la danse peut devenir un code culturel et qu’un code culturel peut se faire outil de reconstruction nationale.
Restituer pour recoudre
Koryagina évoque le retour des bronzes du Bénin, qu’elle considère comme un geste dépassant la simple restitution d’objets. Il s’agit d’une restauration des liens avec les ancêtres, d’un support d’éducation pour les jeunes générations, et d’un pivot pour repenser l’éthique muséale, transformant le musée en espace de dialogue plutôt qu’en vitrine figée.
Les marchés féminins, banques invisibles du savoir
Dans les marchés féminins d’Afrique de l’Ouest, appelés nan-terg, se transmettent discrètement des pharmacopées traditionnelles, des techniques de teintures naturelles, des logiques de microfinance informelle qui assurent la résilience des communautés. Ces espaces deviennent de véritables banques invisibles de savoir et d’innovation silencieuse.
Le numérique africain sans complexe
« L’Afrique n’attend pas qu’on lui apporte l’innovation ; elle en crée les usages », déclare Inga Koryagina. Elle cite l’application Yoruba Name, qui aide à décrypter les prénoms pour reconstruire les filiations dans les diasporas, ou les rituels virtuels qui permettent aux familles dispersées par les migrations de participer aux cérémonies traditionnelles, faisant du numérique un vecteur de continuité culturelle.
L’Éthiopie, là où les manuscrits rencontrent l’intelligence artificielle
Parmi les exemples les plus marquants cités par Koryagina figure l’Éthiopie, où plus de 100 000 manuscrits en ge’ez deviennent la matière première de startups comme GeezTech. Ces documents, porteurs de traités médicaux, de calculs astronomiques et de réflexions philosophiques, servent à entraîner des intelligences artificielles capables de lire des écritures anciennes. En 2023, l’Éthiopie a exporté 450 millions de dollars de services informatiques liés à ce patrimoine, prouvant qu’il ne s’agit pas de numériser pour archiver, mais de « rebooter un système de savoir vieux de huit siècles pour le rendre utile aujourd’hui ».
Russie–Afrique : une rencontre des codes culturels
Ce forum a également mis en lumière le potentiel de dialogue entre une Russie en quête de souveraineté culturelle dans un monde fragmenté et une Afrique en pleine renaissance silencieuse. Koryagina a rappelé les trois piliers d’une communication interculturelle efficace : compréhension, confiance et objectifs communs. Selon elle, le partage des codes culturels peut devenir un levier de coopération durable, transformant les différences en ressources communes.
Changer le récit
« L’Afrique n’est pas seulement un réservoir de matières premières. Elle est un espace d’innovation culturelle et sociale, un enseignement de résilience et de créativité », a affirmé Inga Koryagina, insistant sur le rôle stratégique de la culture pour rendre l’avenir habitable. Lorsque des étudiants de Johannesburg étudient l’astronomie zouloue aux côtés de la physique quantique, ou que des programmeurs d’Addis-Abeba enseignent à l’intelligence artificielle à lire des manuscrits du XIVᵉ siècle, ce n’est pas le passé qui survit, mais l’avenir qui se code, sans renier la mémoire.
L’Afrique, un avenir possible
Si ce forum a démontré une chose, c’est que les codes culturels africains ne sont pas de simples patrimoines à préserver, mais des structures vivantes pour un monde en quête de sens. La modernité peut s’y inscrire sans arrogance, la technologie s’y allier à la mémoire, et l’économie s’y relier au vivant. Peut-être est-ce cela, au fond, le rôle de la culture dans ce siècle : rendre le futur habitable, sans oublier ce qui nous relie.
Mona BEN GAMRA