Par Slim BEN YOUSSEF
Dans les films de Ken Loach, les réunions ne sont jamais spectaculaires. Pas de musique héroïque, pas de tribune enflammée. Des voix qui se chevauchent, des mains qui noircissent des listes, des regards fixés sur la marge du possible. Tout se joue dans le froissement des papiers, la moiteur d’un vestiaire, l’odeur du café renversé sur un procès-verbal. Chez Loach, le syndicat est colonne vertébrale : discret, vital, indestructible. Il maintient les corps droits, ensemble, même sous le poids du monde.
En Tunisie, cette colonne vertébrale a un nom : l’UGTT. Née dans la lumière crue des luttes anticoloniales, elle a grandi en gardienne d’acquis, en archiviste des combats. Ici, la mémoire circule dans les assemblées, se glisse dans les refrains, passe de main en main avec les étendards. Les droits vivent par l’usage, s’enracinent dans la transmission, se fortifient à chaque reprise de parole. Ce qui se délaisse s’efface ; ce qui se tait s’oublie.
Il faut aussi savoir que la stabilité se forge dans le tumulte. Le syndicat se nourrit des confrontations qu’il traverse. Négocier, c’est éprouver la solidité des positions ; proposer, c’est chercher la faille où faire entrer le pensable. Chaque bras de fer dessine la forme d’un accord, même quand l’issue se dérobe. Sous la caméra de Loach, ce moment affleure dans un geste crispé, un silence prolongé, une poignée de main qui tarde. La lutte invente ses propres solutions – parfois dans l’ombre, toujours dans l’effort partagé.
Et puis, il y a la culture. Elle s’écrit sur des banderoles, se chante sur les marches, s’affiche sur les murs, s’improvise dans les réunions. Chaque lutte laisse une trace : une scansion, un calicot, un mot d’ordre qui s’installe dans la langue commune. La culture syndicale devient un langage partagé, un fil qui relie les générations et retend le sens de ce qui a été bâti.
En un siècle, l’UGTT a été tout cela : mémoire active, conflit créateur, matrice culturelle. Elle a tenu dans la lutte pour l’indépendance, face aux pouvoirs changeants, aux reculs imposés, aux idéologies obscurantistes. L’énergie des colères, elle l’a coulée dans le béton des acquis et transformée en architecture sociale.
Chez Loach, on ne quitte pas la salle de réunion en héros, mais en cortège. Le progrès ressemble à cela : dans la part qu’on partage, dans l’ouvrage qu’on bâtit ensemble.
Un poème collectif ? Oui. La lutte invente l’avenir. Un syndicat vivant en est la condition.
